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07/05/2020

Queneau et Cioran

essai, littérature, francophone, anglophone, Raymond Queneau, Cioran, jean-pierre longre, black herald pressJean-Pierre Longre, Richesses de l'incertitude. Queneau et Cioran / The Riches of Uncertainty. Queneau and Cioran. Bilingual book - ouvrage bilingue, translated from the French by Rosemary Lloyd. Black Herald Press, 2020.

 Bizarre. Lorsque je lis Cioran, je pense souvent à Queneau, et lorsque je lis Queneau, je pense parfois à Cioran. Il s’agit peut-être là d’un phénomène tout simple : pour un familier de Queneau, le risque est de laisser son esprit en être occupé même lorsqu’il lit d’autres auteurs ; pour un familier aussi de la littérature d’origine roumaine, préoccupé entre autres par Cioran, le risque est de laisser à celui-ci le champ un peu trop libre dans des lectures diverses, notamment queniennes… Bref, il me fallait tenter d’élucider la question pour mieux m’en débarrasser, en naviguant entre Exercices de style et Exercices d’admiration.

 How strange. Reading Cioran often puts me in mind of Queneau, and reading Queneau sometimes puts me in mind of Cioran. Perhaps this is really quite a simple phenomenon: for anyone who is familiar with Queneau, there is a risk of letting your mind be taken over by him even when you read other authors, and for anyone familiar with literature from Romania, and preoccupied with such writers as Cioran, the risk is that you will give him too much leeway in your various readings, especially the works of Queneau… In a word, I felt I needed to clarify the question the better to clear my mind of it, as I navigated between Exercises in Style and Exercises in Admiration.

www.blackheraldpress.com

https://www.blackheraldpress.com/boutique-shop

Voir:

Article de Mircea Anghelescu: J.P.Longre.jpg (Observator Cultural)

Article de Dominique et Daniel Ilea: 

https://revue-traversees.com/2020/06/20/deux-ecrivains-a-...

https://www.litero-mania.com/deux-ecrivains-a-la-loupe/

https://www.viataromaneasca.eu/revista/2021/03/doi-scriitori-sub-lupa/ 

Une analyse d'Aurélien Demars:

https://classiques-garnier.com/alkemie-2020-2-revue-semestrielle-de-litterature-et-philosophie-n-26-l-ame-une-lecture-decalee-de-cioran-et-de-queneau.html

 

02/05/2020

« Toucher une autre étoile »

Roman, Islande, Auður Ava Ólafsdóttir, Éric Boury, Zulma, Jean-Pierre LongreAuður Ava Ólafsdóttir, Miss Islande, traduit de l’islandais par Éric Boury, Zulma, 2019. Prix Médicis étranger 2019.

Hekla, 21 ans en 1963, jeune islandaise à qui son père a donné le nom d’un volcan, a décidé de mener à bien sa vocation d’écrivain et dans cette perspective de quitter la ferme familiale pour s’installer à Reykjavík, où en dépit (ou à cause) de l’isolement du pays à cette époque fleurissent les librairies, les bibliothèques, les cercles littéraires… Elle y retrouve sa grande amie Ísey, mariée et mère d’une petite fille, dont l’avenir assumé est celui d’une femme installée dans le mariage et la maternité, mais qui écrit son journal en cachette et qui sait bien ce qui attend son amie : « J’ai toujours su que tu deviendrais écrivain, Hekla. Tu te souviens, quand on avait six ans et que tu as noté dans un cahier, de ton écriture enfantine, que la rivière avançait comme le temps ? Et que l’eau était froide et profonde ». Hekla va s’installer avec Jón John, autre ami très cher, mal vu et maltraité par ses collègues pêcheurs parce qu’il est homosexuel. « Je ne rentre dans aucune catégorie, Hekla. Je suis un accident qui n’aurait jamais dû voir le jour. Je n’arrive pas à trouver ma place. Je ne sais pas d’où je viens. Cette terre n’est pas la mienne. Je ne la connais pas sauf quand on m’y enfonce le visage. Je sais le goût de la poussière ».

La beauté d’Hekla lui vaut d’être harcelée par un organisateur du concours de Miss Islande – ce qui n’intéresse pas du tout la jeune fille. Sa vie se partage entre un emploi de serveuse pour vivre, la lecture, l’écriture, l’amitié, et bientôt l’amour de celui qu’elle appelle « le poète », employé de bibliothèque et très assidu à la fréquentation des cafés où se retrouvent plusieurs de ses semblables prompts à se donner le titre de poète sans produire un seul recueil… Il se rend compte tout de même que c’est sa petite amie qui est la vraie plume du couple, et elle ne le détrompe pas, revendiquant le droit pour les femmes de s’adonner à l’écriture littéraire : « C’est moi qui ai la baguette de chef d’orchestre. J’ai le pouvoir d’allumer une étoile sur le noir de la voûte céleste. Et celui de l’éteindre. Le monde est mon invention ». Elle rejoindra finalement son ami Jón John au Danemark pour prendre avec lui son élan artistique, s’éloigner de l’hiver insulaire, partir « vers le sud », « si loin du champ de bataille du monde ».

Décrivant le destin littéraire d’une jeune femme qui veut élargir son horizon, Miss Islande (titre porteur non seulement d’ironie, mais aussi de promesses de beauté autres que la simple beauté physique), écrit à la première personne, met en scène romanesque son propre sujet. L’œuvre projetée par Hekla se déroule sous nos yeux, et ainsi s’accomplit son projet, sous la forme d’un roman poétique (une poésie qui s’affirme dans les intitulés  mêmes des courts chapitres dont il est composé), un roman où les soucis de la vie quotidienne, les vues de la nature, l’amitié, l’amour, l’attention aux autres se combinent esthétiquement avec l’émotion artistique, et où s’accomplit le « rêve d’un autre lieu, pour toucher une autre étoile ».

Jean-Pierre Longre

www.zulma.fr

25/04/2020

« Composer avec le réel »

Roman, francophone, Clarisse Gorokhoff, Équateurs, Jean-Pierre LongreClarisse Gorokhoff, Les Fillettes, Équateurs, 2019

Rebecca est une jeune femme vive, originale, cultivée, généreuse, qui vit dans l’amour de son mari Anton et de leurs trois filles encore petites : Justine, l’aînée, qui « a réponse à tout », Laurette et ses « grands yeux qui s’ouvrent sur le monde avec indolence », et Ninon, qui est encore un bébé. « Ses fillettes sont des bombes à retardement mais Rebecca les aime par-dessus tout ». Tout pour être heureuse ? Les apparences sont trompeuses : Rebecca se drogue depuis son jeune âge, et l’alcool est venu aggraver les choses. Malgré le dévouement indéfectible de son mari, la présence épisodique mais affectueuse de sa belle-mère ou de sa sœur, et la joie que lui procurent ses enfants, elle a du mal à « composer avec le réel », à être levée pour emmener ses filles à l’école, à être à l’heure pour aller les chercher, à trouver un travail…

Fondée sur les souvenirs de l’une de ses filles, l’histoire de Rebecca et de sa famille est structurée en courts épisodes adoptant tour à tour les points de vue de chaque personnage, adultes et enfants. Cette alternance narrative donne un récit tantôt gai tantôt tragique, plein de douceur ou d’amertume – car la vie, on le sait, est complexe. D’ailleurs les allusions à Queneau (la famille habite impasse Raymond Queneau, et une vieille femme pittoresque se fait appeler Zazie) ont sans doute quelque chose à voir avec le « pleurire » du Dimanche de la vie… Les fillettes se doutent bien parfois que « Maman est bizarre », et cette bizarrerie leur vaut des déboires à l’école et ailleurs, mais la vie avec elle est si joyeuse, malgré ses périodes d’absence aux autres, de regard étrange et de « manque ».

Les Fillettes est un roman attachant, solidement soutenu par la sincérité de l’amour et de l’émotion. Un roman « vrai », au plein sens du terme, d’une vérité que la mère, au-delà de ses difficultés, porte en elle : « Mes filles sont des incantations. Elles ne pourront pas me sauver, c’est certain – elles ne sont pas là pour ça. Mais je compris à cet instant qu’aucune des trois n’était venue sur terre par hasard : je les ai toutes désirées, une par une convoquées, afin de les aimer éternellement… Et pour qu’elles m’attachent au monde ». Lourde responsabilité, que « les fillettes » assument en assurant la continuité de la vie.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdesequateurs.fr

20/04/2020

L'enlèvement de Constance

Roman, francophone, Jean Échenoz, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreLire, relire... Jean Échenoz, Envoyée spéciale, Les éditions de minuit, 2016, Minuit "double", 2020

Un matin d’avril, sortant du cimetière de Passy où elle a fait une promenade de jeune femme désoeuvrée, Constance est enlevée – sans brutalité, presque avec politesse. Son mari, censément riche puisqu’il fut sous le pseudonyme de Lou Tausk un auteur-compositeur de chansons à succès, reçoit une demande de rançon à laquelle il ne donnera finalement pas suite, oubliant même progressivement Constance au profit d’une nouvelle aventure amoureuse. C’était là le but de la manœuvre fomentée par un certain général Bourgeaud, ancien du « Service Action », et par son adjoint Objat : trouver une jeune femme disponible, créer chez elle « un petit état de choc », l’isoler, la faire oublier puis la faire intervenir. C’est ainsi que Constance va devoir jouer les Mata-Hari, chargée de déstabiliser le régime de la Corée du Nord – rien que ça –, terrible dictature comme on le sait, mais pays où elle est restée « une idole dans les milieux dirigeants » en tant qu’interprète d’Excessif, le grand tube de son oublieux de mari.

roman,francophone,jean Échenoz,les éditions de minuit,jean-pierre longreVoilà la trame. Un roman d’espionnage, certes, avec tous les ingrédients du genre : de la violence, du mystère, des voyages, de l’exotisme, de l’érotisme… Mais surtout un roman de Jean Échenoz, dans la lignée de ses précédents ouvrages, dans la filiation de Sterne ou Stendhal, et plus près de nous des Queneau, Perec et Roubaud (auteur entre autres d’un Enlèvement d’Hortense un peu différent de celui de Constance, mais tout de même…), et avec l’originalité d’un écrivain qui sait combiner comme pas un l’élégance et l’audace. Qui d’autre qu’Échenoz peut glisser en plein épisode à suspense une assertion telle que « À de nombreux égards le rêve est une arnaque » ? Qui d’autre peut se permettre sans dommage (au contraire) les digressions les plus érudites sur, par exemple, les travaux du docteur L. Elizabeth L. Rasmussen concernant la femelle de l’Elephas maximus, sur le nombre d’accidents domestiques en France, sur Pierre Michon ou sur le taekwondo? Tout cela sans perdre ni le fil de l’intrigue, ni un humour complice, donnant à l’ensemble toutes les allures de la parodie.

Oui, nous avons affaire à de la parodie. Mais pas seulement, et ce n’est pas le principal. La mise à distance du récit romanesque recèle un savant travail de construction. Si les personnages (nous ne les avons pas tous nommés, loin s’en faut) paraissent se rencontrer sous la poussée du hasard, c’est en réalité à un ballet très étudié, minutieusement et plaisamment agencé, que nous assistons. Et si l’auteur paraît bien s’amuser (n’hésitant pas à intervenir en personne, faisant mine de dévoiler les arcanes de son travail d’écriture, jouant avec la construction romanesque et le scénario cinématographique), Envoyée spéciale est un beau morceau de littérature – nous parlons là de la littérature qui, sans rien sacrifier à l’art, se lit avec jubilation.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.fr

08/04/2020

Les flammes de la révolte

Théâtre, anglophone, Bulgarie, Alexander Manuiloff, Nathalie Bassand, Tim Etchells, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreAlexander Manuiloff, L’État, traduit de l’anglais par Nathalie Bassand, préface de Tim Etchells, éditions L’espace d’un instant, 2019

Le 20 février 2013, Plamen Goranov (dont le prénom signifie « flamme » en bulgare) s’immola par le feu dans sa ville de Varna. Geste fatal de protestation, resté sans explications précises, et sans le retentissement qu’a eu le même type de suicide dans d’autres pays. De ce fait réel, Alexander Manuiloff a tiré une « installation textuelle » dans laquelle le public est sollicité non seulement en tant que tel, mais aussi en tant que créateur du scénario théâtral. Ainsi joue-t-il aves « la Représentation » qui « ne peut pas commencer car il n’y a pas d’acteurs », ou « parce qu’il n’y a pas de metteur en scène », ou encore « faute d’autorisation officielle »… Évidemment, c’est sur ces manques que se construit la fiction.

Et que s’inventent les raisons du sacrifice de Plamen, qui comme beaucoup de ses concitoyens ne se sent pas « représenté ». Ce qui est dénoncé, c’est la corruption généralisée qui gangrène la démocratie (en Bulgarie et ailleurs), une corruption matérielle et « intellectuelle » : « La situation est également désastreuse dans le domaine des arts et de la culture ». Certaines phrases font sentir que cette « représentation » relève de la révolte désespérée, quelle n’a « aucun sens », qu’elle « ne peut rien changer » dans un système ou rien ne change, où rien ne changera jamais (la protestation de l’auteur va d’ailleurs jusqu’au refus d’écrire en langue bulgare, d’où l’emploi de l’anglais).

Mais dans le pathétique de la situation, renforcé par le refrain initial et obsessionnel « Je suis Plamen », se glisse la force de la poésie ; la conscience de la fin volontaire de la vie fait surgir « des odeurs, des couleurs, des variations subtiles dans la voix des gens qui révèlent tant de choses, la musique, le chant des oiseaux, parce que le printemps vient d’arriver. Le vert exubérant des arbres. La vie ». Et c’est au public de lire, de « discuter », de créer « une dynamique de groupe », de vivre tout cela. Je n’en écrirai pas plus, car l’auteur recommande expressément « de ne pas révéler trop d’informations sur le contenu de la pièce par égard pour les prochains spectateurs ».

Jean-Pierre Longre

www.sildav.org

http://manuiloff.com

26/03/2020

Symphonies inachevées

Roman, francophone, Cécile Delalandre, Lionel-Édouard Martin, Le bateau ivre, Jean-Pierre LongreCécile Delalandre, La Bézote suivi de Reste la forêt, Préface de Lionel-Édouard Martin, Le bateau ivre, 2020

L’écriture de Cécile Delalandre relève aussi bien de la composition musicale que de l’élaboration littéraire. Dans la structure même de ses romans (la succession des chapitres, leurs mouvements, leurs liaisons), et dans le jeu des sonorités récurrentes. Par exemple : « Silence, si lent, si lourd », ou « Elle l’a serrée, lacérée par l’angoisse ». Sans oublier la syntaxe et le rythme des phrases ; les phrases nominales et syncopées (« Mal aux pieds, mal aux chevilles, manque d’oxygène. Lui, il marchait derrière moi sans avoir l’air de souffrir. Parfois, il sifflait. Parfois, il s’arrêtait. Moi non. Ne pas rompre l’élan. »), ou les amples périodes en forme d’alexandrins : « Mais mes pas sur le temps ont assoiffé ma quête. […] Boire le lac Victoria, y étendre mon ivresse sur ses grands marécages où pousse le papyrus. Me faut avec Cochise chevaucher des mustangs le long des grandes plaines. ».

Avec cela, les réminiscences, allusions, références qui donnent aux textes une profondeur supplémentaire, bien explorée par Lionel-Édouard Martin dans sa préface (qui en fait dit l’essentiel) : « Si l’imprégnation musicale est patente, cet autre constat ne l’est pas moins : Cécile Delalandre n’écrit pas seule mais bien entourée. Ses textes sont des palimpsestes dont émerge assez souvent le sous-texte sous forme d’un clin d’œil de connivence fait au lecteur. ».

Alors bien sûr, ces deux romans racontent des histoires. Dans La Bézote, le départ pour le Queyras, la rencontre avec celui qu’elle surnomme « le Machu », l’ascension vers un glacier, et le choc entre le réel et le cauchemar. Dans Reste la forêt, la quête de Jeanne sur les traces du passé récent et lointain, et là encore le passage sur le versant de l’inexplicable à l’abbaye de Jumièges… Les deux récits ont été interrompus par la disparition de Cécile Delalandre à l’été 2019, mais résonnent pour toujours d’harmoniques, de sonorités à la fois éclatantes et mystérieuses. Deux symphonies dont l’inachèvement n’enlève rien au bonheur durable de la lecture.

Jean-Pierre Longre

www.editions-lebateauivre.com

19/03/2020

Un labyrinthe enchanté

poésie, Roumanie, Radu Bata, Iulia Şchiopu, Horaţiu Weiker, Jean-Pierre Longre, Éditions UnicitéLe Blues roumain, « anthologie imprévue de poésies roumaines », Traduction et sélection de Radu Bata, préface de Jean-Pierre Longre, illustrations de Iulia Şchiopu et Horaţiu Weiker, Éditions Unicité, 2020

Cette anthologie a été « imprévue » par un poète, qui plus est, un poète bilingue, qui passe le plus aisément du monde de sa langue maternelle à sa langue d’adoption, et inversement. Nous pouvons donc aller en toute confiance sur ses traces, nous promener parmi ses traductions et « adaptations » (oui, l’artiste se permet tout) de textes qui n’ont jamais dit leur dernier mot, et qui, s’ils ne prétendent pas représenter toute la poésie roumaine, y font de larges et profondes incursions.

Qu’on ne s’attende pas à trouver ici quelque folklore, quelque exotisme que ce soit, même si le passé, la tradition, se rappellent à nous avec, par exemple, un quatrain d’Eminescu – qui n’a rien de folklorique. Et si le sous-titre, « Le blues roumain », fait allusion, en particulier, à la fameuse « blouse roumaine » immortalisée par Matisse, il peut renvoyer aussi au sentiment d’indéfinissable nostalgie que les Roumains condensent en un petit mot, le « dor », et à bien d’autres domaines poétiques et musicaux qui passent largement les frontières, voire les océans. Donc, pas de folklore, mais, véritablement, de la poésie d’aujourd’hui (et un peu d’hier), parfois complexe, plus souvent d’une simplicité toute suggestive, déclinée sur tous les tons, révélant toutes les sensibilités, s’adonnant à toutes les formes de vers et de prose, avec cependant, pour ainsi dire, un programme commun dévoilé dès le début par Nichita Stănescu : le poète « est touché par la grâce / et le souci des autres ».

Des gestes quotidiens aux visions fantastiques, de l’attente à la résignation, de la résignation au pessimisme, du silence éloquent à la parole légère, les textes choisis par Radu Bata ouvrent des passages étroits et infinis, jamais obscurs, toujours à taille humaine. Au choix, les chemins mènent, au-delà des paradoxes du désespoir et des cimes de la solitude, vers des tableaux insolites, étranges, voire surréalistes (au vrai sens du terme), parfois impressionnistes (toujours au vrai sens), d’où ne sont pas exclus les sourires de l’humour et les éclats de la vie heureuse. Et la nature est là, qui apaise et qui rassure, qui meuble les vides de l’existence humaine et humanise la violence du réel, qui « tire les rideaux rouges du froid », semant des « flocons d’espoir », de la « douceur » et de l’harmonie. Par-dessus tout, l’amour, ses couleurs, ses lumières et ses surprises, ses déceptions quand même, les battements du cœur rythmant les pensées et les phrases, les beautés de l’ici et les plaisirs du maintenant.

Jean-Pierre Longre

(extraits de la préface)

Les auteurs : Iuliana Alexa, Dan Alexe, Luminiţa Amarie, George Bacovia, Ana Barton, Ana Blandiana, Max Blecher, Dorina Brândușa Landén, Emil Brumaru, Artema Burn, Nina Cassian, Mircea Cărtărescu, Mariana Codruţ, Mihaela Colin, Traian T. Coșovei, Silviu Dancu, Carmen Dominte, Rodian Drăgoi, Adela Efrim, Mihai Eminescu, Raluca Feher, Anastasia Gavrilovici, Horia Ghibuțiu, Matei Ghigiu, Silvia Goteanschii, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Nora Iuga, Vintilă Ivănceanu, Claudiu Komartin, Ion Minulescu, Ramona Müller, Ion Mureșan, Iv cel Naiv, Felix Nicolau, Florin Partene, Elis Podnar, Mircea Poeană, Ioan Es Pop, Alice Popescu, Eva Precub, Petronela Rotar, Ana Pop Sirbu, Radmila Popovici, Octavian Soviany, Nichita Stănescu, Petre Stoica, Ramona Strugariu, Robert Şerban, Mihai Şora, Iulian Tănase, Mihai Ursachi, Paul Vinicius, Gelu Vlașin, Vitalie Vovc, Anca Zaharia

www.editions-unicite.fr

13/03/2020

Des airs qui pleurent, des airs qui rient

Poésie, anglophone, États-Unis, Langston Hughes, Frédéric Sylvanise, éditions Joca Seria, Jean-Pierre LongreLangston Hughes, Mes beaux habits au clou, traduction de l’anglais (États-Unis) et postface de Frédéric Sylvanise, éditions Joca Seria, 2019

Le blues n’est pas seulement une musique. Du moins, sa musique peut être celle des mots, et Langston Hughes l’a prouvé, en suivant les règles strictes du genre : répétition des premiers vers, vers impairs avec rimes, langue populaire mais utilisée avec respect… Comme l’écrit Frédéric Sylvanise dans sa postface : « Le blues vient de la rue, mais il ne faudrait pas lui ôter toute dignité. […] Même dans le malheur, le bluesman cherche lui aussi à s’élever ».

Si le blues en tant que genre et en tant qu’état d’esprit est dominant dans ce recueil, il n’en est qu’un aspect. D’autres formes poétiques s’y épanouissent, avec des textes à la musicalité tout aussi suggestive, aux rythmes et aux sonorités tout aussi prégnants, aux thèmes tout aussi populaires. La misère sociale, le racisme et ses conséquences, le malheur et la mort, l’alcool et la méchanceté, les plaintes en forme de prières, les anecdotes domestiques, la nostalgie et les rêves inaccomplis, et bien sûr les sentiments humains – l’amitié et surtout l’amour, le plus souvent malheureux, mais donnant çà et là l’occasion d’une allusion au bonheur et à l’érotisme souriant d’une fille « trop jolie »… Chants de fidélité et de souffrance à la fois :

« Quand un type aime vraiment sa femme

I’ la quitte pas en plein hiver. 

 

I’ m’a dit qu’i’m’aimait.

Mais il a sûrement menti.

I’ m’a dit qu’i’m’aimait.

Il a sûrement menti.

Mais c’est l’seul homme que j’aimerai

Jusqu’à la fin d’ma vie. »

 

Poésie du peuple, Mes beaux habits au clou (le titre annonce la dominante) est un recueil d’une grande beauté, où le désespoir et l’espoir se côtoient comme naturellement, où les pleurs et les rires se mêlent sans vergogne, où la brutalité n’empêche pas la plus grande douceur de s’exprimer, où l’idée de la mort fait partie de la vie.

« J’attends ma maman,

C’est la Mort.

 

Dis-le tout doux,

Dis-le tout doux si tu veux bien.

 

« J’attends ma maman,

La Mort. ».

Jean-Pierre Longre

www.jocaseria.fr

08/03/2020

L’amitié, la littérature, l’histoire

Correspondance, francophone, Roumanie, Panaït Istrati, Romain Rolland, Daniel Lérault, Jean Rière, Gallimard, Jean-Pierre LongrePanaït Istrati – Romain Rolland, Correspondance 1919-1935, édition établie, présentée et annotée par Daniel Lérault et Jean Rière, Gallimard, 2019

Les publications de correspondances d’écrivains ont-elles un intérêt ? Non, si elles sont uniquement l’occasion de donner lieu à des anecdotes biographiques, voire à de vaines indiscrétions. Oui, si elles donnent à lire des lettres qui reflètent de fortes personnalités, qui portent témoignage de l’Histoire et qui relèvent de la vraie littérature.

Cette édition de la Correspondance 1919-1935 entre Panaït Istrati et Romain Rolland, qui « fera date », comme l’écrit Christian Delrue dans Le Haïdouc de l’été 2019, répond à tous ces critères. D’autant plus que nous avons affaire à un ouvrage très élaboré, une véritable édition scientifique, dans laquelle on peut puiser à satiété. Les notes, références, explications concernant le contexte, comme les annexes (extraits divers, lettres complémentaires, analyse graphologique etc.), renforcent l’authenticité d’un ensemble qui ne comporte « aucune suppression, aucun ajout, aucune modification », reprenant « les autographes originaux ».

Correspondance, francophone, Roumanie, Panaït Istrati, Romain Rolland, Daniel Lérault, Jean Rière, Gallimard, Jean-Pierre Longre

Les éditeurs précisent en outre : « Vocabulaire, orthographe, syntaxe ont été conservés en gardant un souci de lisibilité et d’homogénéité. ». C’est là un aspect primordial de ce volume, pour ce qui concerne Panaït Istrati : on peut relever, de moins en moins nombreuses au fil du temps, les erreurs, les maladresses, les « fautes » d’un homme né en Roumanie, qui a beaucoup voyagé et qui a appris le français sur le tard, seul avec ses modèles ; et les conseils encourageants de Romain Rolland, qui n’hésite pas à lui envoyer de petits tableaux de fautes à éviter (« Ne pas dire… mais…), tout en s’enthousiasmant pour le « don de style », le « flot de vie » de son correspondant. Pour qui veut étudier l’évolution linguistique et littéraire d’un écrivain qui s’évertue (et qui parvient admirablement) à passer de sa langue maternelle à une langue d’adoption, c’est une mine. « On ne saura jamais combien de fois par jour je hurle de rage, et m’ensanglante la gueule et brise mes dents en mordant furieusement dans cet outil qui rebelle à ma volonté », écrit-il à son « maître » (les ratures sont d’origine, attestant la fidélité au texte initial). Mais la volonté servira la « Nécessité » d’écrire, et on mesure à la lecture combien Istrati a progressé, et combien cette progression a servi la vigueur de son expression.

Autre aspect primordial : l’Histoire, dont les troubles et les soubresauts provoquèrent une querelle politique et une brouille d’envergure entre deux personnalités de fort tempérament. Pour le rappeler d’une manière schématique, les voyages qu’Istrati fit en URSS lui révélèrent une réalité bien différente de celle qu’il imaginait, lui dont l’idéal social et politique le portait pourtant vers le communisme. Sa réaction « consterne » un Romain Rolland resté fidèle à son admiration pour le régime soviétique. « Rien de ce qui a été écrit depuis dix ans contre la Russie par ses pires ennemis ne lui a fait tant de mal que ne lui en feront vos pages. ». Le temps a montré qui avait raison… Certes, tout n’est pas aussi simple, et l’un des avantages de cette correspondance est de montrer que, sous les dehors d’un affrontement rude et apparemment irrémédiable, certaines nuances sont à prendre en compte. Il y aura d’ailleurs une réconciliation en 1933, même si chacun campe sur ses positions à propos de l’URSS (pour Romain Rolland « le seul bastion qui défend le monde contre plusieurs siècles de la plus abjecte, de la plus écrasante Réaction », pour Panaït Istrati « lieu des collectivités nulles, aveugles, égoïstes » et du « soi-disant communisme »). Malgré cela donc, le pardon et l’amitié l’emportent, peu avant la mort d’Istrati.

Évidemment, il n’y a pas que cela. Il y a les enthousiasmes et l’idéalisme du scripteur en formation devenu auteur accompli, qui contrastent souvent avec la lassitude d’une gloire des Lettres accablée par le travail, les visites, les sollicitations. Il y a, racontées avec la vivacité d’un écrivain passionné, des anecdotes semées de savoureux dialogues et de descriptions pittoresques. Il y a les échanges sur la vie quotidienne, la santé, les rencontres, les complicités, les amitiés, les amours… Et les projets littéraires, les péripéties liées à la publication des œuvres, les relations avec d’autres artistes – tout ce qui fait la vie de deux êtres qui ont en commun la passion généreuse de la littérature. Chacun peut y trouver son compte.

En 1989, parut chez Canevas éditeur une Correspondance intégrale Panaït Istrati – Romain Rolland, 1919-1935, établie et annotée par Alexandre Talex, préfacée par Roger Dadoun. Une belle entreprise, qui cependant se voulait trop « lisible », effaçant les maladresses de l’auteur débutant, les scories, repentirs, ratures… Fallait-il s’en tenir à cette version fort louable, mais partielle et édulcorée ? Non. Daniel Lérault et Jean Rière ont eu raison de s’atteler à une tâche difficile, pleine d’embûches, mais qui a donné un résultat d’une fidélité scrupuleuse et d’une grande envergure historique et littéraire.

Jean-Pierre Longre

 

En complément :

Le Haïdouc n° 21-22 (été 2019), « bulletin d’information et de liaison de l’Association des amis de Panaït Istrati » est consacré à cette Correspondance. Et l’un des numéros précédents (n° 14-15, automne 2017 – hiver 2018) contient un texte éclairant de Daniel Lérault et Jean Rière sur leur publication. Voir www.panait-istrati.com

 

www.gallimard.fr

www.panait-istrati.com

www.association-romainrolland.org

07/03/2020

« Accumuler le merveilleux »

Dessin, récit, francophone, André Breton, David B., Éditions Soleil, Noctambule, Jean-Pierre LongreDavid B., Nick Carter et André Breton. Une enquête surréaliste, Éditions Soleil, Noctambule, 2019

Nick Carter, le fameux détective aux multiples aventures, mis à contribution dans la littérature feuilletonesque depuis la fin du XIXème siècle, mais aussi plus récemment au cinéma et dans la bande dessinée, a été l’un des personnages populaires préférés des surréalistes, qui ont toujours eu un faible pour les êtres éveillant l’imaginaire et suscitant le rêve. Enquête et rêve, David B. s’empare de ce double sujet, écrivant à la fin de sa préface : « Ainsi m’est-il venu l’idée d’associer le personnage de fiction qu’est Nick Carter au véridique André Breton au cœur d’une enquête surréalistico-feuilletonesque où s’entremêlent leurs deux univers à la recherche de ce que le chef du mouvement surréaliste appelait “l’or du temps”. ».

Dessin, récit, francophone, André Breton, David B., Éditions Soleil, Noctambule, Jean-Pierre LongreNous voilà donc embarqués dans cette enquête qui, de 1931 aux années 1960 (disons 1966, année de la mort de Breton), nous permet de revivre, en mots et en images, les péripéties qui ont jalonné l’histoire du mouvement surréaliste, ainsi que les motifs qui l’ont guidé, et que la deuxième planche du livre rappelle, au moins en grande partie : « Beauté, amour, jeu, révolution, suicide, poésie, hasard, amis, manifestes, possible, signes »… Au fil des pages, on croise la plupart des grandes figures du groupe, qui a connu non seulement les amitiés et les complicités, mais aussi les querelles, les exclusions, et bien sûr les excès. Ils sont (presque) tous là : Desnos, Nadja, « les grands transparents », Dali et Gala, Crevel, Aragon, Bataille, Ernst, Ray, Tanguy, et aussi Frida Kahlo, les Belges Nougé, Mesens, Magritte (qui d’ailleurs raconta sur le mode parodique cher aux surréalistes de son pays les aventures d’un autre fameux détective, Nat Pinkerton), ou encore le PCF et Trotski… Et bien sûr, le docteur Quartz, ennemi juré de Nick Carter, courant après l’argent, alors que, notre héros va le comprendre, la vraie mission que cet « étrange client » qu’est André Breton confie au détective, c’est d’ « accumuler du merveilleux ».

Dessin, récit, francophone, André Breton, David B., Éditions Soleil, Noctambule, Jean-Pierre LongreEn réalité, cette mission est pleinement remplie par David B. lui-même : cinquante pages de dessins à la fois surréalistes, baroques et fantastiques, bourrés de références, dans lesquels le hasard objectif, les cadavres exquis, le jeu des surprises, l’étrange et ses déformations se combinent, se rencontrent, s’entrechoquent en noir et blanc et en action, chaque image étant complétée par un texte résumant d’une manière condensée l’essentiel de l’aventure surréaliste. Un cheminement historique et onirique au cours duquel la « beauté convulsive » chère à Breton explose et se fixe sur chaque image.

Jean-Pierre Longre

www.soleilprod.com/bd/nos-collections-bd/noctambule.html

06/03/2020

La marchande d’art et les mauvais garçons

Roman graphique, Posy Simmonds, Lili Sztajn, Denoël, Jean-Pierre LongrePosy Simmonds, Cassandra Darke, traduit de l’anglais par Lili Sztajn, Denoël Graphic, 2019

Cassandra Darke est une galeriste des plus originales. Égoïste et misanthrope, antipathique au possible, elle s’adonne à des escroqueries qui lui valent quelques ennuis avec la justice, tandis que sa nièce et locataire Nicki se laisse aller aux joies de la jeunesse et de la liberté féminine – ce qui entraîne quelques remarques cyniques de Cassandra : « Bien sûr, je considérais l’Amour comme la plus belle chose au monde, dans les livres, les poèmes, au théâtre et dans ses représentations artistiques […]. En pratique, je n’ai jamais pu m’empêcher de penser à l’absurdité de l’acte, pas plus sublime que l’entassement de cochons aperçu un jour lors d’une promenade campagnarde. Mêmes cris perçants et grognements. ». Cet échantillon, parmi d’autres possibles, donne Roman graphique, Posy Simmonds, Lili Sztajn, Denoël, Jean-Pierre Longrela mesure du personnage qui, pourtant, à la suite d’une série de rencontres involontaires et de quiproquos provoqués par Nicki, va se glisser dans la peau d’une enquêtrice et d’une justicière…

Tout se passe à Londres, ville aux multiples dimensions sociologiques, peuplée comme chez Dickens de grosses fortunes et de grandes misères, « entre paillettes et galères ». Posy Simmonds (Gemma Bovery, Tamara Drewe) a une Roman graphique, Posy Simmonds, Lili Sztajn, Denoël, Jean-Pierre Longrevision aiguë de la société urbaine d’aujourd’hui, et cette vision est transmise en un mélange esthétique subtil. Texte et dessins s’imbriquent comme naturellement, donnant à l’(anti)héroïne et aux personnages qui tournent autour d’elle une épaisseur et une coloration à la fois réalistes et romanesques. Un roman graphique morbide et drôle, jubilatoire et saisissant.

Jean-Pierre Longre

www.denoel.fr/Catalogue/DENOEL/Denoel-Graphic

15/01/2020

Les Caractères, miroir toujours fidèle

Essai, francophone, Jean-Michel Delacomptée, La Bruyère, Robert Laffont, Jean-Pierre LongreJean-Michel Delacomptée, La Bruyère, portrait de nous-mêmes, Robert Laffont

Certes, Jean de La Bruyère est un classique, et chacun se rappelle avoir lu, apprécié, étudié l’un ou l’autre des portraits dans lesquels il croque les humains de ses traits de plume ravageurs et savoureux. Mais un classique à part, dont l’œuvre est unique, dans tous les sens du terme : elle est sa seule production littéraire, et la seule dans son genre, même s’il se réclame d’abord du Grec Théophraste.

Jean-Michel Delacomptée nous rappelle cela, dévoilant par la même occasion certains aspects du personnage que faute de témoignages convergents on connaît mal : discret, « fort honnête homme », « maltraité » par la nature… Surtout, l’auteur analyse sans pédanterie, sans susciter l’ennui, bien au contraire, le contenu et la forme des Caractères, en insistant (le titre l’annonce) sur leur intemporalité. Bien sûr, La Bruyère peint toutes sortes de personnages inspirés par ceux qu’il a croisés à la ville et à la cour : le riche qui « s’étale » et le pauvre qui « ne prend aucune place », le bourgeois, le courtisan, le distrait, le glouton, l’égocentrique, l’hypocrite, l’intrigant, les femmes de toutes sortes, le misogyne… Et l’on s’aperçoit vite que, au-delà des aspects circonstanciels, c’est bien le genre humain de toute époque qui est visé, avec une impitoyable lucidité et une ferme volonté morale : « Écrire, pour lui, consistait à dénoncer les iniquités abusives afin de ramener dans la bergerie le troupeau égaré. Douteux succès, il en avait conscience. Mais il se fiait assez à la force des mots pour croire en leur capacité de convaincre les récalcitrants et même les obtus. ».

Corriger les vices, telle était la cause qu’il annonçait en mettant en forme les portraits qu’il composait. Non les vices de tel ou tel en particulier, mais ceux qui rongent la société. Moraliste sévère et conservateur, se situant du côté des Anciens dans la fameuse « Querelle des Anciens et des Modernes », La Bruyère est aussi un remarquable styliste à la plume subtile et acérée : « Les Caractères réalisent la synthèse entre la gravité de la pensée et l’excellence du style naturel, et c’est cette fusion de la forme élégante, foncièrement aristocratique, et du fond sérieux, qui, pour La Bruyère, faisait un écrivain. Et qui continue à le faire. ». Et Jean-Michel Delacomptée, avec la vivacité de son propre style, nous le présente, effectivement, comme un écrivain toujours vivant.

Jean-Pierre Longre

https://www.lisez.com/robert-laffont/2

http://www.jeanmicheldelacomptee.fr

08/01/2020

Journal d’une reconstruction

Récit, autobiographie, francophone, Philippe Lançon, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire, 5 ans après... Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018, Folio 2019.

Prix Femina 2018. Prix spécial du jury Renaudot 2018

À l’hôpital de la Salpêtrière, quelques jours après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie-Hebdo qui lui a emporté la mâchoire, Philippe Lançon, pensant à l’infirmière de nuit qui « avait le prénom d’un personnage de Raymond Queneau », se prend à évoquer deux vers de l’écrivain : « Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles / et la mort de mon nez et celle de mes os ». Quelques strophes plus loin, Queneau écrit ceci, qui pourrait s’appliquer à ce que Lançon tente de dépasser : « Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance / et l’angoisse et la guigne et l’excès de l’absence / Je crains l’abîme obèse où gît la maladie / et le temps et l’espace et les torts de l’esprit ».

récit,autobiographie,francophone,philippe lançon,gallimard,jean-pierre longreRescapé de la tuerie dont il fait un récit à la fois terrifiant et subjectif, le récit d’une « abjection » vue du point de vue particulier d’une victime qui attend « simultanément l’invisibilité et le coup de grâce – deux formes de la disparition », l’auteur, journaliste à Charlie-Hebdo et à Libération, consacre le reste des 500 pages de son livre à la reconstruction : celle de sa mâchoire, qui va nécessiter de nombreuses opérations, et celle de sa personne tout entière, corps et esprit. Aucun détail ne nous est caché de ces mois de soins, de greffes, de suintements, de silences, d’interrogations, d’espoirs, de souffrances, d’attente au long desquels Chloé, sa chirurgienne, prend une importance médicale et humaine de plus en plus grande. L’entourage aussi tient une place prépondérante dans l’accompagnement du « patient » : son frère, ses parents, son ex-femme Marilyn, sa compagne Gabriela, ses nombreux et chaleureux amis ; et la lente progression du récit de la réparation, avec ses hauts et ses bas, est si prégnante, les précisions sanitaires et psychologiques si circonstanciées que nous, lecteurs, sommes complètement pris dans la nasse, au point de nous confondre avec l’auteur adressant ses plaintes au corps médical : « Docteur, vous m’écoutez ? La jambe et le pied droit me font mal, la cuisse droite aussi, plus encore la nuit que le jour. Le simple contact du drap m’irrite le pied entier et m’empêche de dormir. Les nerfs semblent à vif. La malléole me fait particulièrement souffrir. […] Le menton, de plus en plus envahi par les fourmis, est vivant. J’en suis venu à croire que je pense par le menton. Heureusement, je pense peu. ». Nous sommes avec lui, pleinement.

Le récit n’est pas pour autant égocentré. Outre la leçon de courage et l’éloge du personnel hospitalier, nous avons affaire à une émouvante et pittoresque galerie de portraits : ceux des familiers, mais aussi ceux de pas mal d’inconnus, soignants et soignés, hommes et femmes croisés en chemin, policiers chargés de la protection de celui qui reste une cible potentielle, policiers pour qui il se prend d’une amitié reconnaissante, quand ce n’est pas d’une complicité souriante, silhouettes entrevues, toute une humanité bien campée dans son environnement ou perdue dans l’incertain. Et l’écriture acérée, poétique, chargée de sens ou pétrie de questions de Philippe Lançon est à bonne école. On ne le trouve jamais sans son Proust, son Kafka ou son Thomas Mann, qu’il emporte jusqu’au bloc pour lire et relire ses passages favoris ; sans oublier la musique : Bach le plus souvent possible (Les Variations Goldberg, Le Clavier bien tempéré, L’Art de la Fugue), le jazz aussi… Le lambeau n’est pas une simple « hostobiographie » (pour reprendre le mot-valise d’Alphonse Boudard), mais le roman d’une tranche de vie personnelle qui vaut toutes les destinées (comme l’a écrit Sartre cité par Lançon : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »), toutes les destinées donc, avec leurs inévitables paradoxes : alors que l’auteur, jouissant de ses premiers instants de vraie liberté, peut enfin rejoindre sa compagne à New-York, éclate l’attentat du 13 novembre 2015 à Paris. Même de loin, c’est un nouveau « décollement de conscience ».

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

www.folio-lesite.fr/

20/12/2019

Un polar malicieux

Roman, policier, francophone, Sophie Chabanel, Le Seuil, Jean-Pierre LongreSophie Chabanel, Le Blues du chat, Le Seuil /Cadre noir, 2019

Le chat n’est pas le héros de l’histoire, mais un comparse distrayant et problématique, dont le « blues » ira jusqu’à nécessiter la consultation d’un comportementaliste… Pour la commissaire Romano, le problème est cependant secondaire, car elle a sur les bras une enquête délicate ; elle concerne la mort d’un certain François-Xavier Tourtier, ancien banquier volage et véreux, qui paraît s’être assagi en s’intéressant à la fabrication de fours solaires. Empoisonné, semble-t-il, au jus de crevette… Sa jeune épouse Ariane, veuve rapidement consolable, un prêtre aussi séduisant que hors normes, un grand-père compréhensif, un associé idéaliste, un trader menaçant – les suspects ne manquent pas et la pression des autorités pèse de plus en plus sur les enquêteurs.

Romano, commissaire atypique, dont la vie professionnelle passe avant toutes considérations sentimentales, mais qui ne crache pas sur un aller-retour Lille-Porto pour une visite éclair à son amant du moment, Romano, donc, secondée par son adjoint Tellier, dont les opinions parfois exacerbées détonnent dans la police, et par Clément, aussi fidèle et timide que grassouillet, mène l’enquête avec une ardeur qui la fait parfois franchir les limites de la légalité, mais qui s’avère efficace. Elle s’en sort toujours, et ne se laisse pas abattre par les colères du divisionnaire Bertin.

Le suspense est habilement ménagé, le ton est plaisant, le style alerte. Un polar impeccablement écrit, malicieux, qui ne donne ni dans la violence excessive ni dans la mièvrerie, et que l’on peut trouver – qualificatif étonnant pour le genre, concédons-le – apaisant.

Jean-Pierre Longre

www.seuil.com

www.sophie-chabanel.com

05/12/2019

« Il n’est de solution à rien »

Essai, Roumanie, Cioran, Divagations, Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, Jean-Pierre LongreCioran, Divagations, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, 2019

Débusqué à Paris (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet), cet ensemble d’écrits, qui « date vraisemblablement de 1945 », selon Nicolas Cavaillès, est l’une des dernières œuvres rédigées par Cioran dans sa langue maternelle, avec d’autres « Divagations », publiées en 1949, ainsi que Fenêtre sur le Rien (voir ci-dessous). Ensuite, ce sera Précis de décomposition puis les autres grands textes écrits en français et publiés dans les Œuvres (Gallimard /Pléiade).

Cioran est adepte du fragment, et ce volume resté à l’état de brouillon lui permet, en pratiquant la brièveté, de s’exprimer en toute liberté, quitte à se contredire parfois – mais le paradoxe est l’une de ses figures favorites (voir : « Entre une affirmation et une négation, il n’y a qu’une différence d’honorabilité. Sur le plan logique comme sur le plan affectif, elles sont interchangeables. »). La brièveté va de pair avec le sens aigu de la formule tendant vers la perfection : « Les pensées devraient avoir la perfection impassible des eaux mortes ou la concision fatale de la foudre. » ; et quoi qu’il en soit, « il n’est de solution à rien ». Ce qui n’empêche pas qu’on surprenne ce sceptique absolu à explorer le versant poétique (bien que sombre) du monde en prenant part « aux funérailles indéfinies de la lumière » et à « la cérémonie finale du soleil », ou en découvrant « un sonnet indéchiffrable » dans « l’harmonie de l’univers ».

Bref (c’est le cas de l’écrire), les grands thèmes de la philosophie et de la morale cioraniennes se succèdent en ordre aléatoire au fil des pages : la vie (qui n’a « aucun sens », mais « nous vivons comme si elle en avait un »), la mort, Dieu (qui reste à « réaliser »), la révolte (« vaine », mais « la rébellion est un signe de vitalité »), la douleur, la solitude, la tristesse (engendrée notamment par « la pourriture secrète des organes »), cette tristesse inséparable du « dor » roumain, langueur, nostalgie, « ennui profond » de l’inoccupation – tout cela, que l’on pourrait énumérer en maintes citations, est à peine, parfois, adouci par l’idée d’un sursis : celui, par exemple, de l’amour, « notre suprême effort pour ne pas franchir le seuil de l’inanité », ou de la musique, capable de « nous consoler d’une terre impossible et d’un ciel désert », « la musique – mensonge sublime de toutes les impossibilités de vivre ».

Gardons donc l’espoir – en particulier celui de continuer à lire Cioran : il a beau être « en proie au vieux démon philosophique », gardons-le précieusement, brouillon ou pas, inachèvement ou non, roumain ou français, comme un inimitable écrivain.

Jean-Pierre Longre

 

Essai, Roumanie, Cioran, Divagations, Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, Jean-Pierre LongreSimultanément, paraît chez le même éditeur un autre ouvrage de Cioran :

Fenêtre sur le rien, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard Arcades, 2019

Présentation de l’éditeur :

Avec Divagations, ce recueil exceptionnel constitue la dernière œuvre de Cioran écrite en roumain. Vaste ensemble de fragments probablement composés entre 1941 et 1945, ce recueil inachevé et inédit commence par une sentence programmatique : « L'imbécile fonde son existence seulement sur ce qui est. Il n'a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien... » Voilà sept ans que Cioran « [moisit] glorieusement dans le Quartier latin », la guerre a emporté avec elle ses opinions politiques et sa propre destinée a toutes les apparences d'un échec : le jeune intellectuel prodigieux de Bucarest a beaucoup vieilli en peu de temps, passé sa trentième année ; il erre dans l'anonymat des boulevards de Paris et noircit des centaines de pages dans de petites chambres d'hôtel éphémères. Fenêtre sur le Rien constitue un formidable foyer de textes à l'état brut, le long exutoire d'un écrivain de l'instant prodigieusement fécond. Dès les premières pages, un thème s'impose : La femme, l'amour et la sexualité - terme rare sous la plume de Cioran -, qui surprend d'autant plus qu'il est l'occasion de confessions exceptionnelles : « Je n'ai aimé avec de persistants regrets que le néant et les femmes », écrit-il. On lit aussi, tour à tour, des passages sur la solitude, la maladie, l'insomnie, la musique, le temps, la poésie, la tristesse. Chaque fragment se referme sur lui-même, et l'on note un souci croissant du bien-dire, du style. Peu de figures culturelles, réelles ou non, apparaissent ici, mais dessinent un univers contrasté et puissant : Niobé et Hécube, Adam et Ève, Bach (pour Cioran le seul être qui rende crédible l'existence de l'âme), Beethoven, Don Quichotte, Ruysbroeck, Mozart, Achille, Judas, Chopin, et les romantiques anglais. Errance métaphysique d'une âme hantée par le vide mais visitée par d'étonnantes tentations voulant la ramener du néant à l'existence, ce cheminement solitaire et amer trouve encore un compagnon de déroute en la figure du Diable, régulièrement invoqué, quand l'auteur n'adresse pas ses blasphèmes directement à Dieu...

 

www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Arcades

www.gallimard.fr

18/11/2019

L’ardeur et la sensibilité

Essai, musique, anglophone, Bruno Walter, Eryk Ryding, Rebecca Pechefsky, Blandine Longre, Notes de nuit, Jean-Pierre LongreErik Ryding, Rebecca Pechefsky, Bruno Walter. Un monde ailleurs, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de nuit, 2019.

« Selon Walter, la propriété essentielle de la musique était sa capacité à tirer hommes et femmes hors de leur vie quotidienne et à les transporter vers un niveau supérieur d’existence. Tout en accomplissant sa mission première, celle d’exister en tant qu’art pur, la musique faisait aussi du monde un endroit meilleur. ». Ou « un monde ailleurs », selon le sous-titre du livre, emprunté à Shakespeare. Un livre qui, s’il est bien une biographie détaillée du fameux chef d’orchestre, se tisse autour du fil conducteur de « la force morale » de la musique et du « message d’espoir » qu’elle porte.

Une biographie détaillée, donc ; c’est le moins que l’on puisse dire. La vie et la carrière de Bruno Walter (1876-1962) sont décrites en détail, « presque jour par jour », jusqu’à la fin. Soutenu par une documentation fournie (comme les notes abondantes l’attestent), faite de références précises, de nombreuses lettres citées en tout ou en partie, d’articles de presse, de textes critiques, l’ouvrage d’Erik Ryding et Rebecca Pechefsky est une mine de renseignements. Nous y suivons l’apprentissage de l’enfant qui pensait avoir un avenir de pianiste, tant il faisait preuve de dons et d’originalité, avant de vouloir se consacrer à la direction d’orchestre en découvrant le chef Hans von Bülow et la musique de Wagner ; puis sa rencontre avec Mahler fut décisive, marquant « le début d’une amitié et d’une collaboration artistiques étroites », et lui valant son premier poste officiel de chef d’orchestre à Breslau (ce qui l’obligea de changer son nom de Bruno Schlesinger en Bruno Walter).

Essai, musique, anglophone, Bruno Walter, Eryk Ryding, Rebecca Pechefsky, Blandine Longre, Notes de nuit, Jean-Pierre LongreC’est ensuite une longue succession de prestations brillantes souvent accueillies avec succès, de tournées internationales, de nominations à des postes de plus en plus prestigieux, de bonheurs et de malheurs personnels, le tout dans différents pays. La montée du nazisme en Allemagne obligea Bruno Walter et sa famille à s’exiler, d’abord en Autriche, ensuite en France, enfin aux États-Unis – ce qui fait que né allemand, il prit les nationalités française et américaine. On ne détaillera pas ici les péripéties d’une vie particulièrement remplie, celle d’un musicien complet (chef d’orchestre, mais aussi pianiste, compositeur, directeur de chœur, conseiller musical) qui s’intéressait en outre à la littérature et à l’écriture (qu’il pratiquait), qui traversa une période historique particulièrement troublée et violente, lui-même victime de l’antisémitisme et des manœuvres angoissantes du pouvoir hitlérien.

Au fil des pages, les auteurs nous renseignent sur les faits relatés d’une manière scrupuleuse, mais aussi sur les goûts musicaux de Bruno Walter, dont la nature le portait plutôt vers le XIXème siècle et le tournant du XXème (Beethoven, les Romantiques, Schubert, Brahms, Bruckner, Wagner, Mahler bien sûr, Richard Strauss, Enesco…), mais aussi vers la musique nouvelle (Schoenberg, Chostakovitch), sans négliger Mozart, dont il dirigea entre autres le Requiem et de nombreux opéras, ni Bach, dont il considérait l’œuvre comme « un pilier de notre culture ». Pour faire bref, il faudrait plutôt recenser les compositeurs qui n’ont pas figuré à son répertoire.

Nous faisons aussi connaissance avec le tempérament d’un chef aux idées généreuses, ouvertes et avancées (par exemple sur la mixité dans les orchestres), un chef qui dirigeait non en « despote », mais en communiquant à l’orchestre une ardeur et une sensibilité fondées sur la liberté et la persuasion, à en croire notamment le critique Adolf Aber : « Il n’a pas à imposer ses pensées à l’orchestre à chaque noire et à chaque croche ; il s’autorise même à se laisser porter un instant par les vagues puis, le point culminant approchant, il reprend la barre avec une plus grande fermeté encore et tire le maximum de ses musiciens. Une telle interprétation exige de l’orchestre une joie prodigieusement mûrie à jouer de la musique et qui lui soit propre, une ardeur qui lui soit tout aussi propre. », ou encore Olin Downes : « Quand une phrase musicale est réellement ressentie par le chef d’orchestre, et quand les musiciens la ressentent avec lui, l’orchestre respire, et cette respiration rythmique naturelle, profonde, des instruments est l’une des qualités inaliénables d’une bonne interprétation. ». La souplesse et la sensibilité de Bruno Walter dans l’exercice de son métier ne sont pas sans rapport avec sa spiritualité ; si selon lui la musique doit apporter à l’humanité « un message d’espoir », elle ne doit toutefois pas être « descriptive », mais dans sa pureté conserver un « pouvoir émotionnel […] illimité. ». Cette spiritualité le fit d’ailleurs adhérer, à partir des années 1950, aux théories de l’anthroposophie développées par Rudolf Steiner ; insistant sur « l’importance spirituelle de la musique et les dangers du matérialisme », il fut attiré par le domaine de la « thérapie musicale, une discipline alors en développement et qui recoupait l’un de ses centres d’intérêt, l’anthroposophie, et ses écrits plus anciens sur les forces morales de la musique. ».

Le livre d’Erik Ryding et Rebecca Pechefsky est, disions-nous, une mine. Les nombreux enregistrements que Walter a laissés (répertoriés dans les « discographies recommandées » en fin de volume) et la filmographie établie par Charles Barber complètent parfaitement ce qui est, en soi, une somme biographique et musicale montrant que Bruno Walter fut non seulement l’un des plus grands chefs du XXème siècle, mais aussi une personnalité hors du commun, ouvrant le chemin d’« un monde ailleurs ».

Jean-Pierre Longre

www.notesdenuit-editions.net

10/11/2019

Contes du monde comme il va

nouvelle, conte, récit, francophone, manuel anceau, ab irato, jean-pierre longreManuel Anceau, Lormain, Ab irato, 2019

Comme c’était le cas avec son recueil précédent, Livaine (dont Lormain, nous dit-on à juste titre, est le pendant masculin), Manuel Anceau donne à ses nouvelles des allures de contes – et pas seulement des allures. En effet, si les récits sont au départ enracinés dans le réel (un village avec ses rumeurs et ses secrets, le monde de l’entreprise et ses pratiques implacables, la famille et ses non-dits, la campagne investie par les promoteurs, la vie scolaire et ses brutalités, les transports en commun, l’angoissante disparition d’une fillette – on en passe), ce réel se transforme, par le jeu des mots et des phrases (et aussi par celui des noms propres), en imaginaire, à la limite du merveilleux ou du fantastique, sans vraiment franchir la frontière.

Il y a ici des portraits et des situations de toutes sortes, qui se succèdent et se superposent hardiment, étrangement, inexorablement. Les personnages attachants sont souvent les proies d’êtres rebutants, qui leur ressemblent pourtant un peu, ou qui les gangrènent petit à petit. Et l’inverse peut se produire. Les situations confortables ou rassurantes ne le restent pas longtemps, en général ; et ce n’est pas toujours de la faute des gens ; ce peut être à cause du monde comme il va (à la réflexion, c’est presque toujours le cas). Car la plupart des gens, même ceux qui n’inspirent pas confiance, sont des victimes : de la souffrance, du deuil, du malheur, de l’incompréhension, de la solitude, des mystères de la vie et de la mort, du destin…

Au-delà des intrigues, de leurs ombres portées et de leurs prolongements, ce qui est remarquable dans ces nouvelles (ces contes), c’est leur style. Un style qui n’a pas son pareil pour faire d’une histoire qui ailleurs revêtirait les oripeaux de la banalité quotidienne une plongée dans les profondeurs de l’âme et dans les tourbillons de la société. Les hommes ont tous leurs mystères (les animaux aussi, ainsi que les arbres et les plantes, le ciel, le jour et la nuit), et les phrases de Manuel Anceau les explorent, ces mystères, en suivant les chemins détournés et méconnus d’une syntaxe pleine de sauts, de pauses et de rebonds, de détours et de contours. Un seul exemple : « Et c’est ainsi que, ce lundi matin, marchant très tôt déjà dans les rues : je le vis venir vers moi ; vers moi, par accident pensai-je aussitôt : étant ce matin-là le seul bonhomme à marcher sur ce trottoir, il fallait bien que son impatience à dire ce qu’il avait vu, ou cru voir, trouvât un déversoir – et ce déversoir ce furent mes oreilles ; vers moi, seul à marcher sur ce trottoir ; étais-je pour autant le premier être humain à qui ce matin-là il aura parlé ? ». À nous, lecteurs, de recevoir les mots comme si nous étions les premiers à les lire.

Jean-Pierre Longre

https://abiratoeditions.wordpress.com

03/11/2019

Une trilogie en petits morceaux

Nouvelle, francophone, Pierre Autin-Grenier, Gallimard, L’arpenteur, Folio, Jean-Pierre LongreLire, relire...

 

Pierre Autin-Grenier, Je ne suis pas un héros suivi de Toute une vie bien ratée et de L'éternité est inutile, La Table ronde, Petite vermillon, 2019

 

Toute une vie bien ratée, Gallimard, 1997. Folio, 1999

 

Pierre Autin-Grenier, né à Lyon il y a quelques dizaines d’’années, décédé en 2014,  circulait entre les mots comme il circulait entre les lieux (imaginaires ou réels, Lyon ou la Provence…) et entre les années (lointaines ou immédiates), avec une délicieuse nonchalance et une émouvante incertitude.

 

Les textes de Toute une vie bien ratée sont écrits comme en marge, notes laissées au hasard de l’humeur, aux lisières, aux limites : limite des genres (nouvelles, journal intime, souvenirs ?), limite des registres (du réalisme au fantastique, du minimalisme au lyrisme, du comique au tragique), et certains titres à eux seuls annoncent tout un programme : « Je n’ai pas grand-chose à dire en ce moment » ; « Des nouvelles du temps » ; « Rêver à Romorantin » ; « Toute une vie bien ratée » ; « Tant de choses nous échappent ! » ; « On ne sait pas vraiment où l’on va » ; « Souvent je préfère parler tout seul » ; « Je suis bien nulle part » ; « Inutile et tranquille, définitivement »… On sent bien que la fausse désinvolture cache de vraies angoisses, des « questions de plomberie existentielle », les grands problèmes que les hommes se posent entre naissance et mort, avec la (trompeuse ?) consolation de ne pas dramatiser la situation : « Quoi de plus sain, en effet, que de regarder tranquillement le temps passer sans la moindre prétention à vouloir le rattraper ? », et de rester « inutile et tranquille, définitivement ».

 

nouvelle,francophone,pierre autin-grenier,gallimard,l’arpenteur,folio,jean-pierre longreMais il y a aussi et surtout la question de l’écriture : « Aujourd’hui me voici à l’âge des bilans ; je m’interroge, la nuit, pour savoir ce qui a bien pu m’entraîner dans cette activité de perdant : aligner des mots à la queue leu leu sur une page blanche dans l’espoir insensé d’en faire des phrases ! » À lire Autin-Grenier, on s’aperçoit pourtant vite que les mots ne sont pas alignés au petit bonheur la chance, et que l’oisiveté revendiquée est plutôt une disponibilité, celle du véritable écrivain qui travaille avec passion et acharnement à laisser venir et prendre corps le seul matériau dont il dispose : les mots. Et ces mots, agencés plutôt qu’alignés, prennent une épaisseur telle que remplissant les pages, ils réalisent l’espoir insensé non seulement de faire des phrases, mais, au-delà des incertitudes génériques, de faire chanter la poésie.

                                                                          

 

L’éternité est inutile, Gallimard, « L’arpenteur », 2002.

 

Un jour, Pierre Autin-Grenier, après avoir tâté de différents métiers auxquels seule une destinée mesquine semblait le vouer, et avoir finalement opté pour le métier d’auteur de « chronique douce-amère des saisons et des jours », Pierre Autin-Grenier donc (ou en tout cas celui qui, sous sa plume, parle de soi à la première personne) eut l’idée de posséder un beau bureau, instrument et emblème de sa vocation. Le Centre national du livre, sollicité, eut la « générosité » de financer l’exécution de cette « pièce unique », ce pourquoi l’auteur lui adresse en toutes lettres sa reconnaissance.

 

Faisons-le nous aussi. Car c’est de ce bureau, vraisemblablement, que nous sont envoyés les 17 récits de L’éternité est inutile. Des matins cafardeux inaugurant des journées qui se traînent, entre une campagne sans horizon et une société marchande sans perspective, aux vastes rêves qui chamboulent l’univers et ses habitants, qui révolutionnent le passé et l’avenir – et pourquoi pas le présent – , en passant par les petits gestes qui fendillent ne serait-ce qu’un instant le brouillard de la vie quotidienne, nous suivons les méandres d’une existence où le poids du réel s’accroche aux ailes de l’imaginaire : « Jour et nuit depuis, d’une planète l’autre, ainsi s’évade et s’invente ma vie, tantôt pour de vrai, tantôt pour de rire, comme au théâtre ».

 

Nous entrons dans un monde où la proclamation récurrente de l’inutilité de l’éternité, comme de la vanité de la bourse de New York ou de Tokyo, du CAC 40 et de l’indice Nikkei, ponctue des promenades à la fois grandioses et modestes entre rêves, doutes et souvenirs, entre exploits à la Blériot, moments d’amour et ambition d’insecte : « C’est comme ça que mettant un pied devant l’autre et encore bizarrement d’aplomb sur mes deux jambes, j’en viens parfois tout doucement à me demander au cours de mes rêveries par quel étrange phénomène je me suis trouvé involontairement mêlé à l’aventure humaine, ce que je suis venu faire parmi vous, si brillants d’esprit et de grâce si distinguée, sachant accorder à merveille les participes passés et cuisiner pareillement la lotte à l’américaine, moi qui n’ai même pas les yeux bleus ni même un petit je ne sais quoi du charme de la coccinelle ».

 

Voilà qui nous vaut des instants délectables de lecture, promis par des titres alléchants (au hasard : « Le cri inutile de la crevette », « L’intranquillité par le presse-agrumes électrique », « La campagne, les marchands de machins et les adventistes du septième jour », « Une entrecôte drôlement politisée », « Loin des cannibales »...), le tout à se mettre en bouche lentement, à savourer comme un latricières-chambertin bien décanté en pichet ou comme un ris de veau en cassolette et, tout compte fait, comme un objet artistique qui, bouleversant nos vues, peut nous faire dire à la manière de ceux qui « font la nique à l’ordre établi » : « Nous croyons en nos rêves ». Car l’écriture est là, le mot choisi et choyé, la phrase peaufinée, le paragraphe ample, l’image à la fois précise et inattendue, parlante et étincelante, qui guette le lecteur au coin des pages, le surprend et le séduit.

 

Après d’autres œuvres poétiques et narratives, après la trilogie – à paraître bientôt, paraît-il, en Folio – composée de Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L’éternité est inutile, espérons avec l’impatience des enfants d’autres histoires de cet acabit qui pourront continuer à titiller notre imagination. L’auteur nous le promet : « Je raconterai tout cela dans mon prochain livre ».

 

 

Je ne suis pas un héros, Gallimard, 1993, Folio, décembre 2002

 

A peine paru L’éternité est inutile, troisième volume d’une trilogie dont l’unité réside en particulier dans la tonalité mi-figue mi-raisin de textes brefs à la première personne et que d’aucuns font entrer dans le genre de « l’autofiction », à peine donc avons-nous éprouvé avec Pierre Autin-Grenier l’inutilité des illusions humaines, que nous avons la possibilité de remonter le temps. Je ne suis pas un héros, premier volume de ladite trilogie, après Toute une vie bien ratée qui pourtant n’était que le deuxième (décidément, un beau désordre qui nous fait naviguer à vue), existe en « Folio ».

 

Heureuse réédition, mettant à la portée du plus grand nombre les histoires généreuses et désespérées d’un écrivain qui, sans qu’on sache vraiment quand il parle de lui et quand « je » est un autre, nous parle finalement de nous, les lecteurs qui pour la plupart ne sommes pas non plus des héros.

 

Sous des traits humoristiques qui tentent d’occulter une vraie pudeur, sous une pseudo-tranquillité et une fausse oisiveté qui cachent et laissent entrevoir la révolte et le désespoir, on retrouve avec les délices de l’appréhension et le plaisir d’un léger masochisme les motifs révélateurs d’une écriture malicieuse et décapante. Pierre Autin-Grenier n’hésite d’ailleurs pas à avouer les affres et les rêves de l’écrivain, qui se compare volontiers et en toute autodérision à Marcel Proust et, cherchant parfois avec difficulté à « dénicher le mot qui, d’un tour de clef, [lui] eût ouvert une phrase », ne dévoile pas volontiers ses secrets, les gardant « bien au froid sous [son] cœur de pierre ». On renoue volontiers avec ce non-héros (pas vraiment un anti-héros) qui est content quand, le soir, « les monstres arrivent », qui, « après avoir rêvé à une littérature grandiose, [se] retrouve sur le coup des onze heures écossant des petits pois dans une bassine en plastique sans avoir pu tirer une seule ligne », et qui n’hésite pas à opposer à l’uniformité accablante du monde les rêves les plus débridés.

 

Sous l’égide du « rire panique » dessiné par Topor et illustrant la couverture de cette réédition, on découvre ce qu’on n’avait pas assez vu il y a dix ans, lors de la première parution de Je ne suis pas un héros : la prose de Pierre Autin-Grenier, la suite le confirme, c’est de la poésie.

 

 

Jean-Pierre Longre

 

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L’écriture contre la mort

Roman, francophone, Kamel Daoud, Actes Sud, Jean-Pierre LongreLire, relire...

Kamel Daoud, Zabor ou Les psaumes, Actes Sud, 2017, Babel, 2019

Zabor ou Les psaumes est un livre si dense qu’une fois déverrouillée la lourde porte qui y donne accès on a du mal à en sortir, du mal aussi à en parler, a fortiori à le commenter. Il faudrait en citer des pans entiers pour rendre compte de son style, de sa teneur, de sa portée. Disons ceci : Zabor, presque trente ans, « célibataire et encore vierge » (même s’il porte un amour muet à sa voisine Djemila, répudiée par son mari donc socialement réprouvée), chassé par son père comme un bâtard et recueilli par sa tante Hadjer, compréhensive et aimante, vit en marge de la communauté de son village. Respecté parce que son père est un riche boucher, rejeté par ses demi-frères et moqué par les enfants, il est aussi une figure admirée, parce qu’il sait faire reculer la mort : lorsque quelqu’un en est proche, on fait appel à lui pour écrire au chevet du moribond, remplir un cahier de mots, de phrases, d’histoires dont lui seul a le secret. « Cela dure depuis des années, et j’ai fini par comprendre les règles du jeu, instaurer des rites et des ruses pour aboutir à cette formidable conclusion que ma maîtrise de la langue, cette langue fabriquée par mes soins, est non seulement une aventure mais surtout une obligation éthique. ».

roman,francophone,kamel daoud,actes sud,jean-pierre longreLes trois cents pages du roman tournent autour du récit de l’agonie de son père, Hadj Brahim. Malgré leur animosité, les demi-frères viennent en dernier recours chercher Zabor pour qu’il repousse sa mort. Mission quasiment sacrée : « Écrire est la seule ruse efficace contre la mort. Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle ou l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution. ». C’est à la fois sa puissance et son drame.

Comment ce don lui est-il venu ? Cloîtré dans sa chambre, ne sortant que la nuit, Zabor a déchiffré tous les livres qu’il trouvait dans la langue des anciens colons, le français. « Ce fut toute une aventure que d’apprendre, seul, en cachette, la troisième langue de l’ange, la pièce manquante à la loi de la Nécessité qui allait sauver tant de vies, ajouter mille et un jours à chaque rencontre, dans le secret, humblement, et dans l’art de l’écriture. ». Et plus loin : « Cette langue eut trois effets dans ma vie : elle guérit mes crises, m’initia au sexe et au dévoilement du féminin, et m’offrit le moyen de contourner le village et son étroitesse. C’étaient là les prémices de mon don, qui en fut la conséquence. ». À partir de là, ce sont des centaines de cahiers qu’il emplit de son écriture serrée, qu’il enterre la nuit dans la campagne environnante comme pour en nourrir la terre et les racines des arbres, et qui deviennent une œuvre inépuisable, flot continu faisant une sorte de suite au Coran, à la Bible, aux Mille et une Nuits, et même à Robinson Crusoë, à L'île au trésor ou à La chair de l’orchidée (pour ne citer que les titres les plus importants de son incomparable bagage).

La trame de Zabor propose des cheminements dans le dédale de l’existence, en trois étapes : « Le corps », « La langue », « L’extase ». On pourrait penser aussi : la mort, l’écriture, la vie (ou l’inverse ?). En tout cas, Kamel Daoud offre ici à chaque lecteur une nourriture inépuisable, un chant infini, des « psaumes » aux confins du profane et du sacré.

Jean-Pierre Longre

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Fureur et nostalgie

Autin-G.gifLire, relire... Pierre Autin-Grenier, Friterie-bar Brunetti, Gallimard, L’arpenteur, 2005, La Table ronde, Petite vermillon, 2019

 

Les souvenirs conduisent Pierre Autin-Grenier dans le quartier de la Guillotière, à Lyon, où dans les années 1960 se côtoient la fine fleur du populaire et de jeunes apprentis poètes préparant la révolution. Il y a là, dans la Friterie-bar « fondée en 1906 au 9 de la rue Moncey et aujourd’hui disparue », Madame Loulou qui réchauffe les cœurs et les corps de son « marin », de son « ancien commis aux Halles » ou de son « banquier » ; le grand Raymond fort en gueule et en muscles ; Domi qui a eu bien des malheurs, dont la vocation policière de son fils n’est pas le moindre ; Ginette qui, ayant passé sa vie en mal d’amour à servir les autres, trouve maintenant refuge aux bons soins de Renée et du père Joseph ; le narrateur, grand lecteur de fond de salle, fourbissant ses armes d’écrivain…

 

roman,francophone,pierre autin-grenier,gallimard,l’arpenteurLa Friterie Brunetti, c’est un peu le « vieux bistrot » de Brassens, les zincs de Prévert, ces lieux où l’on ne fabrique pas une convivialité aseptisée, mais où l’amitié bonhomme est naturelle, dans les vapeurs d’anarchie et de gros rouge, dans la brume des fumées de tabac fort. Atmosphère assurée, et quand on en sort on en profite pour parcourir la ville, de la « Fosse-aux-ours » (récemment devenue chantier) à Saint-Paul, en passant par la « passerelle du Palais » et le quai Romain-Rolland. C’est la nostalgie du Lyon de naguère, du temps où l’on ne se perdait pas encore entre les parkings et les tours de verre et de béton (comme celle qui fait maintenant barrière entre la place du Pont et la rue Moncey).

 

Nostalgie, mais aussi révolte radicale et salutaires envolées contre l’ordre établi. Celui d’alors (« On sentait bien qu’aux relents de graillon qui souvent imprégnaient jusqu’à nos chaussures venaient se mêler, à nous étourdir, de forts parfums d’insurrection »), et surtout celui d’aujourd’hui, assuré par « les bourgeois, les beaufs, les banques et les charognards de l’immobilier », celui qui a supprimé les « vrais bistrots » au profit des cafétérias et des Mac Do. L’auteur s’en donne à cœur joie, à rage ouverte, à bile déversée, dans cet adieu désespéré aux « petits Rimbaud » des « bouis-bouis de banlieue », aux « gentils pochards en perpétuel manque de piccolo », à ces « havres de grâce tombés dans les filets d’aigrefins de la finance ».

 

Du désespoir, vraiment ? Un peu, mâtiné de colère roborative. Il y a surtout un hymne à ces hauts lieux d’humanité que sont les cafés, les vrais, ceux qui, selon George Steiner cité en postface, « caractérisent l’Europe ». Et l’on sait bien que Lyon est une ville européenne.

 

Jean-Pierre Longre

 

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20/10/2019

Haletant

Roman, Allemagne, Max Annas, Belfond, Jean-Pierre LongreMax Annas, Enfer blanc, traduit de l’allemand par Mathilde Sobottke, Belfond, 2019

C’est un banal incident de la vie quotidienne. Moses, jeune étudiant qui vient d’aider son professeur à trier ses livres, s’apprête à rejoindre sa petite amie quand il tombe en panne de voiture. Batterie de téléphone déchargée. Il ne lui reste plus qu’à aller chercher de l’aide derrière de hauts murs qui bordent la route. Il arrive à se faufiler par le portail d’entrée, et commence à parcourir la résidence dans laquelle il se trouve. Mais voilà… Nous sommes en Afrique du Sud, et Moses est noir. Certes, l’apartheid est officiellement aboli depuis de nombreuses années, mais le racisme est toujours présent dans l’esprit et les réactions de certains blancs plus enclins à manier la matraque qu’à utiliser les ressources de la réflexion et de l’empathie. Pour corser le tout, un couple de cambrioleurs a pénétré dans la même résidence et a commencé à visiter des maisons et à y voler des objets précieux.

Tout s’enclenche. Des espèces de miliciens locaux ont repéré Moses, des habitants ont constaté le vol de leurs bijoux – et une folle poursuite commence pour le jeune homme, qui utilise toutes ses ressources physiques et mentales pour échapper à une troupe de plus en plus nombreuse, puis à la police, tandis que les cambrioleurs, qui ont fait une découverte macabre, tentent de se cacher de dangereux malfrats et de la police… Bref, le récit, de plus en plus oppressant, met en scène victimes, bourreaux, coupables, innocents, habitants, employés de maison, dans le contexte d’un quartier réservé à une certaine classe sociale et ultrasécurisé – pas tant que cela tout compte fait, puisqu’au prix d’une grande habileté et d’efforts désespérés on peut s’y cacher… « Moses fonça à travers la haie, l’épaule la première. Son tee-shirt se déchira sur le côté. Il marcha à quatre pattes jusqu’à l’ombre de la maison suivante. Pas le temps de regarder plus attentivement. Derrière la maison, une autre rue. Maintenant, ils allaient patrouiller partout, il ne pourrait plus rester longtemps à découvert. Il se dirigea à l’arrière de la maison. Il ne comptait plus le nombre de maisons derrière lesquelles il s’était faufilé en catimini. ».

Tout cela se passe en quelques heures – unité de temps –, dans un périmètre très circonscrit – unité de lieu –, et l’action progresse vers un tragique sanglant dont on ne dévoilera pas ici le dénouement. Une progression quasiment théâtrale, ou cinématographique, qui fait alterner les focalisations (Moses, les cambrioleurs, les poursuivants…) en brefs chapitres au souffle aussi court que celui du fuyard ; et la noirceur du propos est renforcée par le contexte d’un pays que l’auteur connait bien, dans lequel les relations humaines sont loin d’être apaisées, et où la haine absurde et la violence raciste sont encore monnaie courante. Un roman haletant, à tous points de vue.

Jean-Pierre Longre

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08/10/2019

Retrouver les traces de l'essentiel

Patrick Modiano, Nos débuts dans la vie, Gallimard, 2017

Lire, relire... Souvenirs dormants, Gallimard, 2017, Folio 2019

Malgré les errances urbaines qui sillonnent ses livres, malgré la fugacité des personnages et des événements, Patrick Modiano ne laisse pas au pur hasard le soin de bâtir ses récits en forme de puzzles à trous. « Je tente de mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Chacun d’eux est une pièce de puzzle, mais il en manque beaucoup, de sorte que la plupart restent isolées. Parfois, je parviens à en rassembler trois ou quatre, mais pas plus. Alors, je note des bribes qui me reviennent dans le désordre, listes de noms ou de phrases très brèves. Je souhaite que ces noms comme des aimants en attirent de nouveaux à la surface et que ces bouts de phrases finissent par former des paragraphes et des chapitres qui s’enchaînent », écrit-il dans Souvenirs dormants.

Théâtre, Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreMarque de cette volonté de guider la construction littéraire : la parution simultanée d’une pièce de théâtre, Nos débuts dans la vie, et d’un récit, Souvenirs dormants, qui se complètent mutuellement et se répondent l’un l’autre. Le même protagoniste, Jean, dont les bribes de vies relatées dans les deux ouvrages ressemblent à ce que l’on sait de l’auteur, avec ses « débuts » dans la littérature, des épisodes biographiques qui en rappellent d’autres, le réveil de « souvenirs » qui ont quelque chose à voir avec un passé plus ou moins connu.

Nos débuts dans la vie est un livre tout entier occupé par le théâtre : dans sa forme bien sûr, mais aussi dans l’art de mettre le genre en abyme : Jean, écrivain débutant, dialogue avec Dominique, qui joue dans La Mouette de Tchekhov (et dont la présence justifie le « nous » du titre) ; de la loge de Dominique, on peut entendre ce qui se passe sur la scène. Dans le théâtre voisin, la mère de Jean joue une pièce de boulevard. Rivalités, jalousie, surveillance et menaces de l’amant de la mère… On pourrait être en plein mélodrame à suspense. Mais il y a la mémoire, les jeux de lumière, la poésie des dialogues, et ce mélange de rêve et de réalité particulier à la prose de Modiano, et qui ici nous fait sortir du cadre du théâtre pour nous mener vers un « hors-scène » onirique : vers la pièce de Tchekhov (et aussi L’inconnue d’Arras d’Armand Salacrou), et vers des lieux parisiens : « Nous marchons tous les deux dans différents endroits de Paris… Nous ne parlons pas, mais je sais qu’elle m’a reconnu… Nous longeons les lacs du bois de Boulogne, et même nous prenons la barque jusqu’au Chalet des Îles… Nous ne disons pas un mot et, dans mon rêve, cela me semble naturel… ».

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Théâtre, Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreCes mots pourraient figurer dans Souvenirs dormants, qui relate une série de rencontres féminines que le narrateur, Jean, toujours lui, a faites dans sa jeunesse, et dont il retrouve les traces souvent fugaces dans sa mémoire et dans ses carnets. Rencontres rassurantes, presque maternelles, sur lesquelles plane l’ombre occulte du guide spirituel Gurdjieff, ou rencontres inquiétantes et mystérieuses mêlant Jean à un meurtre. Rencontres récurrentes aussi, réveillant des souvenirs qui, effectivement, dormaient. Tout cela permet quelques constats sur soi-même, frisant l’auto-analyse : « Au cours de cette période de ma vie, et depuis l’âge de onze ans, les fugues ont joué un grand rôle. Fugues des pensionnats, fuite de Paris par un train de nuit le jour où je devais me présenter à la caserne de Reuilly pour mon service militaire, rendez-vous auxquels je ne me rendais pas, ou phrases rituelles pour m’esquiver […]. Aujourd’hui, j’en éprouve du remords. Bien que je ne sois pas très doué pour l’introspection, je voudrais comprendre pourquoi la fugue était, en quelque sorte, mon mode de vie. Et cela a duré assez longtemps, je dirais jusqu’à vingt-deux ans. ». Là encore, aux souvenirs se mêlent les rêves, dont certains sont précisément rapportés.

Souvenirs réels, souvenirs rêvés… Patrick Modiano continue à fouiller méthodiquement le passé afin de retrouver les traces de l’essentiel.

Jean-Pierre Longre

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01/10/2019

Une année particulière

Roman, francophone, Roumanie, Irina Teodorescu, Flammarion, Jean-Pierre LongreIrina Teodorescu, Ni poète ni animal, Flammarion, 2019

Carmen I., la narratrice, est née en 1979, comme Irina Teodorescu. Comme elle, elle avait dix ans lors de la fameuse « révolution » qui a chassé et liquidé le couple de tyrans qui verrouillait le pays. Maintenant avocate à Paris, Carmen apprend la mort de celui qu’elle appelait le « Grand Poète », ou « Ma Terre », qui l’appelait « Ma Fugue » et jouait un grand rôle non seulement dans sa vie à elle, mais aussi dans celle de la Roumanie, puisque, journaliste et dissident politique, il tenait une place non négligeable dans le pays nouvellement débarrassé des Ceauşescu (surtout de cette « présidente qui avait fait de son mari un homme dépendant. »).

Alors elle se souvient de l’époque où elle était la « Petite Xénoppe » de sa mère, et son récit déroule les événements qui vont de mars 1989 à février 1990, en prenant appui sur trois générations de femmes : Dani, la grand-mère, que l’on connaît par les « notes informatives » de l’hôpital psychiatrique où elle est périodiquement suivie et interrogée ; Ema, ou Em, la mère, qui se confie régulièrement à des K7 qu’elle enregistre à l’intention d’une amie exilée en Amérique ; et Carmen, donc, qui à dix ans vivait la vie d’une écolière roumaine, séjournait parfois à la montagne, et même écrivait des poèmes dans l’esprit politique du temps, dont l’un à la gloire du Parti, qui « avait remplacé Dieu et était, on nous l’avait assez martelé, notre père à tous » - poème qui lui valut les félicitations de « la camarade maîtresse ». Mais on le sait, la fin de l’année 1989 fut d’une tout autre teneur, avec les événements sanglants que connut le pays – coup d’État ou Révolution, ou moitié-moitié ? Les discussions s’animent entre Carmen et le Grand Poète. « Je lui expliquais alors que les événements de 1989 avaient été à la fois une révolution et un coup d’État, que je le savais grâce à mon point de vue distancié ; que les gens comme lui, j’entendais originaires du même pays, ne pouvaient accepter, tant d’années après, que la révolution avait été en même temps un coup d’État, que les gens comme lui – et comme ma mère, ajoutais-je pour le rassurer – se sentaient dépossédés de leur histoire dès qu’on évoquait cette hypothèse double. ».

Ni poète ni animal n’est pas un récit historique ou autobiographique. Ces deux aspects y sont certes contenus. Mais c’est avant tout un roman poétique, ou, disons, qui poétise le passé personnel et collectif, sans recourir à l’illusoire linéarité que l’on attribue aux souvenirs. Construction élaborée qui tient compte de la complexité de la mémoire, de ses allées et venues, de la distance qu’elle entretient avec les événements – distance qui n’occulte pas le tragique, mais qui n’exclut pas l’humour, même morbide. Il faut lire par exemple le récit de cette journée de Noël 1989, où le cochon familial fut tué, « nettoyé et découpé », tandis qu’étaient fusillés « la dictatrice et son mari »… D’où la résolution de la fillette : « Avant de m’endormir, je me promis de manger le plus de cochon possible. ». Les bêtes, d’ailleurs, cochon, renard, éléphant et beaucoup d’autres, tiennent une place prépondérante dans le mécanisme de la narration. Et Carmen/Irina, dans le style plein de surprises qui n’appartient qu’à elles deux, de conclure en évoquant « Ma Terre » qui l’incitait à se « repoétiser » : « Je choisis mon camp : ni poète ni animal, mais les deux réunis. ».

Jean-Pierre Longre

https://editions.flammarion.com

24/09/2019

Comment garder les couleurs du temps ?

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, éditions le Réalgar, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Tout était devenu trop blanc, le Réalgar, 2019

Dans le village de M***, le narrateur, qui lorsqu’il était étudiant en lettres avait trouvé un petit emploi de guide au musée municipal, avait par la même occasion appris que les peintres locaux ne manquèrent pas à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Et c’est à partir de l’évocation de l’un d’entre eux, Charles Desmassoures, et du récit de Marceline, vieille employée de cuisine née en 1890, que nous connaissons la vie de Charles du Puy du Pin de la Chambue, surnommé Popotame à cause de sa forte corpulence, et dont, sans qu’on le sache à M***, les toiles « s’arrachaient à Drouot, à Sotheby’s, chez Christie’s, pour des centaines de milliers de francs, de livres, de dollars ».

Fils hors normes d’une famille de hobereaux poitevins, dont les particules ne cachent pas complètement l’ascendance paysanne, Charles se révèle très jeune singulièrement doué pour la création artistique, sorte de « Mozart de la peinture ». Sur les conseils de mademoiselle Romanoz, la préceptrice familiale, Desmassoures, marchand de liqueurs et peintre du dimanche déjà cité, par ailleurs assez bien introduit dans les milieux de la bohème artistique parisienne, commence à lui enseigner les rudiments, et voilà notre Popotame parti quotidiennement dans la campagne avec son matériel. « Dès avril prenant la poudre d’escampette, traînant par les prairies tout son barda, chargé comme un baudet, tout sur le dos. La silhouette de profil, c’est la silhouette de l’écureuil debout sur ses pattes, trottinant roux, maladroit, bossu, vers la noisette ; et la noisette, c’est le bout de paysage exploré de l’œil bleu, vaguement expert, l’arbre incliné, pensif, vers le ruisseau, la mare triturée par les grenouilles, le talus gras clouté de ficaires, violettes, pervenches. Il s’arrête, ayant trouvé l’endroit. ». Avec cela, passionné par le Douanier Rousseau, dont il garde toujours avec lui, comme un « nain-nain » de bébé, la reproduction d’une gouache.

Ainsi passe le temps avec ses péripéties et ses bouleversements, le début du siècle, la guerre de 14-18, les années folles, sans que Charles quitte le domaine et son chevalet, vivant « des jours paisibles à la Chambue, sans rien qui rompît la monotonie d’une existence vouée sans partage à la peinture. » Jusqu’à ce qu’une paire de jumeaux dont Charles souffrait mal le voisinage se mettent en tête d’exploiter le sable dont regorge la campagne, dont ils couvrent ainsi les couleurs d’un blanc uniforme et poudreux… Que faire contre le blanc industriel et le noir des corbeaux (les « grolles ») qui infestent les environs et que l’on retrouvera « attablés » dans les entrailles du cadavre de Charles ?

Touchante et terrible, cette histoire de Popotame et de sa famille, que nous propose Lionel-Édouard Martin dans le style à la fois rustique et chantourné qu’il prête à la cuisinière Marceline, à qui le narrateur laisse souvent la parole. Dans un mélange d’élaboration quasiment savante et de simplicité populaire, l’auteur nous offre sa syntaxe bousculée par une poésie tour à tour rocailleuse et fleurie, verdoyante et accidentée, mettant carrément sous nos yeux les toiles de Charles du Puy du Pin de la Chambue et les fragiles couleurs de la campagne.

Jean-Pierre Longre

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10/09/2019

Le fabuleux destin de Laurent Mourguet

Roman, biographie, francophone, Lyon, Paul Fournel, P.O.L., Jean-Pierre LongrePaul Fournel, Faire Guignol, P.O.L., 2019

La mère de Paul Fournel, lorsqu’il était enfant, lui enjoignait d’arrêter de « faire Guignol ». Sans connaître le personnage, il se doutait qu’il « incarnait tout ce qui turbule, tout ce qui impertine, tout ce qui pique, tout ce qui ricane en souriant. ». Plus tard, intéressé entre autres par le fonctionnement des langues et du langage, il observa ce personnage de plus près, et fit des recherches poussées sur son histoire et celle de ses comparses, Gnafron, la Madelon et les autres. Il en fit même une thèse. Mais rassurez-vous, Faire Guignol (d’ailleurs qualifié de « roman ») n’est pas un pensum universitaire.

C’est au contraire le récit plein de verve, truffé de mots et d’expressions du parler lyonnais, d’une vie exceptionnelle : celle de l’inventeur de Guignol, Laurent Mourguet (1769-1844). Fils de canut, marié tout jeune à l’amoureuse, compréhensive et soucieuse Jeanne, père de famille nombreuse, il a tâté d’un peu tous les métiers pour faire bouillir la marmite. Crocheteur, marchand ambulant, arracheur de dents, il découvre finalement la manipulation des marionnettes, dont Polichinelle et Colombine sont de fameux représentants. De la manipulation à la fabrication, il n’y a qu’un pas : d’un bloc de bois naît un jour Gnafron, le cordonnier porté sur la bouteille ; puis arrive le personnage central, qui donne de l’air à son créateur, et qui vivra longtemps, très longtemps. « Chance et prix de votre patience, vous êtes les premiers à voir Guignol ! Le voici pour la première fois en son castelet, tout jeune et débutant. Mourguet l’a ganté sur sa main gauche, et de la droite il tient Gnafron. Ces deux lascars vont devenir inséparables. C’est juste un essai pour Mourguet, mais c’est un grand jour pour l’histoire du théâtre, et vous y assistez ! ».

Roman, biographie, francophone, Lyon, Paul Fournel, P.O.L., Jean-Pierre LongreÀ partir de là, « les yeux et les oreilles » de tous seront emplis des spectacles de Laurent Mourguet, des marionnettes fabriquées avec l’aide de Jeanne pour les costumes. Certes, les vicissitudes matérielles, la nécessité des déplacements, les diktats de la censure (car oui, Guignol est généreux, chaleureux, gentil, mais bien impertinent, et il sait et il dit qui sont les méchants), toutes les difficultés imaginables se mettent en travers du destin de nos marionnettes et de leurs manipulateurs. Mais le public est là, qui en redemande, et si Mourguet va étoffer sa propre troupe (famille et compagnons), les guignols (parfois de pâles et vulgaires imitations) fleurissent de tous côtés.

Oui, cela se confirme à la lecture : la vie de Laurent Mourguet est un véritable roman, et l’œuvre qu’il nous a laissée (dont les textes ont été heureusement recueillis – car leur auteur ne savait pas écrire) est trop universelle pour être oubliée, trop vivante pour mourir. Paul Fournel nous en fournit d’ailleurs, ponctués de photos quasiment parlantes, quelques échantillons colorés, engagés et pétulants, tout en rappelant le contexte historique de son élaboration, et en glissant çà et là quelques anecdotes savoureuses, quelques détails bien utiles, comme la naissances des « mères », ces grandes dames de la cuisine lyonnaise (qui ont maintenant leur « parvis » du côté de la Part-Dieu), comme les révoltes des canuts, ou comme l’ouverture en 1836 de la brasserie Georges, « le plus grand restaurant de France ». Et puis à ce propos, n’hésitons pas à accepter ce que Paul Fournel, en fin connaisseur, nous offre : « Enfin, vous allez être récompensés et réchauffés par un bon repas. Il était temps. C’est le prix de votre patience. Lyon est le moyeu d’une roue gourmande qui n’en finit pas de tourner. Au nord les vins de Bourgogne et du Beaujolais, les viandes du Charolais. Ensuite et en tournant vers la droite, les volailles de Bresse, les poissons, écrevisses et grenouilles de la Dombes, les fromages de la Savoie, les noix de Grenoble, les fruits, les légumes, les fromages et les vins de la vallée du Rhône, les châtaignes de l’Ardèche, les saucissons, les jésus, les fromages et la prune de la Haute-Loire, les céréales de la Loire et les salaisons des monts du Lyonnais. La roue tourne et tout descend vers la ville et ses marchés. ».

Bon appétit, bonne lecture, bons spectacles !

Jean-Pierre Longre

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04/09/2019

Deux cent quarante nuances de bleu

Essai, poésie, anglophone, Maggie Nelson, Céline Leroy, Éditions du sous-sol, Jean-Pierre LongreMaggie Nelson, Bleuets, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions du sous-sol, 2019

« Pourquoi le bleu ? Les gens me posent souvent cette question. Je ne sais jamais comment y répondre. Il ne nous est pas donné de choisir qui l’on aime, ai-je envie de dire. Nous n’avons pas le choix, voilà tout. ». Car oui, Maggie Nelson l’avoue d’emblée, elle est « tombée amoureuse d’une couleur » – le bleu, donc. Et voilà que, sous sa plume, naissent des anecdotes, des citations, des adresses à un amant absent, des citations, des fragments poétiques, maintes pensées qui, à l’instar de celles de Pascal, se posent sur la page sans suite apparente, mais dont le double fil conducteur est bien composé du couple formé par le bleu et l’amour.

Certes, il n’en est pas toujours question ; les propos peuvent porter sur la maladie, la dépression, la mort, le sexe, l’absence, l’art, la peinture, la littérature, les phénomènes linguistiques, et sur le regard, celui qui perçoit le monde et en tire des impressions inattendues – comme celles de cet homme qui, ayant recouvré la vue à la suite d’une opération, ne cacha pas sa déception : « Il trouvait le monde terne, les écailles de peinture et autres imperfections le contrariaient ; il aimait les couleurs vives et les voir perdre de leur éclat le déprimait. » ; finalement, « il mourut de tristesse ». Mais immédiatement après, l’auteure écrit tout de même que « ça vaut la peine de garder les yeux ouverts. ».

Les paradoxes de ce genre sont fréquents dans l’ouvrage. Voyons entre autres l’évocation de la « petite fleur bleue » que le héros du roman de Novalis Henri d’Ofterdingen passe sa vie à chercher : c’est sa grande aventure, son grand espoir. Or les fleurs bleues, nous dit encore Maggie Nelson, sont peut-être « un bouquet de mensonges éhontés » (perspective à prendre en compte, par exemple, dans le roman de Queneau Les fleurs bleues…).

Livre scintillant de ses 240 facettes, livre en couleurs, livre d’amour (perdu ? retrouvé ?), Bleuets a toutes les caractéristiques de l’œuvre d’art, au plein sens du terme. Une œuvre d’art qui se contemple en surface et en profondeur, en long et en large, et dans laquelle le regard et l’esprit n’en finissent pas de trouver, avec méthode ou au hasard, en allers et en retours, de nouvelles lumières.

Jean-Pierre Longre

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28/08/2019

Le triomphe de la volonté, la charge de la mémoire

Autobiographie, anglophone (États-Unis), Ben Lesser, Blandine Longre, Notes de Nuit, Jean-Pierre LongreBen Lesser, Le sens d’une vie. Du cauchemar nazi au rêve américain. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de Nuit, 2019

Ben Lesser a vécu les atrocités les plus sombres et les bonheurs les plus limpides, les gouffres du désespoir et les ascensions vers la réussite. Comment ne pas admirer la vie, le tempérament, la volonté d’un homme qui a connu les pires cruautés nazies, la perte de la plupart des siens, et qui a malgré tout laissé éclater l’optimisme et l’esprit constructif ? Voici ce qu’il écrit en prélude au récit de son « rêve américain », qu’il réalisa par étapes à partir de 1947 : « Je me trouvais donc aux États-Unis. J’étais un rescapé de la Shoah, un réfugié, un blanc-bec inexpérimenté. Je n’avais ni diplôme, ni métier, ni revenu. J’étais incapable de lire ou de prononcer un seul mot d’anglais. En résumé, j’étais le candidat idéal pour poursuivre le rêve américain ! Et j’étais tellement impatient. Après tout ce que j’avais traversé, et en dépit des nombreux défis qui m’attendaient, comment n’aurais-je pu être optimiste ? J’étais aux États-Unis ! J’étais jeune, libre et en bonne santé, et j’avais toute la vie devant moi. ».

Récit de soi et ouverture sur le monde et les autres, Le sens d’une vie combine la clarté des faits et le poids des sentiments. En un mouvement symétrique qui enveloppe la narration, l’auteur commence par une adresse aux lecteurs, puis à ses parents disparus, et finit inversement avec deux lettres : l’une à ses parents disparus, rédigée depuis le cimetière polonais revu en 2010, l’autre « à mes lecteurs », se terminant par la phrase qui a donné son titre au livre : « On peut choisir de mener une vie qui ait du sens. ».

Car tout est là : le jeune « Baynish », Juif polonais qui, après une enfance heureuse entre Pologne et Hongrie, a connu les camps d’extermination, et est devenu ce Ben Lesser entreprenant habité de projets, a su non seulement saisir les chances qui se présentaient à lui, transformer les déceptions en espoirs, combattre le malheur et trouver le bonheur grâce à ses rencontres, sa femme, ses enfants et petits-enfants, son entourage, mais a surtout donné à sa vie une structure et un « sens » qui lui ont permis, grâce à l’intérêt de sa famille et des jeunes générations, de témoigner de la Shoah, de transmettre la mémoire d’un passé que l’on voudrait révolu. Et le « rêve américain » qu’il a su accomplir n’est pas tant celui de l’enrichissement matériel que celui de la paix et de la liberté : « Je voulais que mes enfants soient de vrais Américains – libres, en bonne santé, nourrissant des rêves qu’ils pourraient concrétiser à leur gré plutôt que des cauchemars qui les emprisonneraient. ».

Le Sens d’une vie est à lire pour ce qu’il relate d’une Histoire récente et pour ce qu’il transmet d’une existence exceptionnelle, dans un récit plein d’anecdotes tragiques ou prometteuses, d’aventures dramatiques mais parfois drôles (voir par exemple la ruée vers l’uranium). Un récit chargé d’émotion, et qui est une leçon d’humanité.

Jean-Pierre Longre

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15/08/2019

Les amours et les livres

Roman, anglophone, Graham Swift, Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreGraham Swift, Le dimanche des mères, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, 2017, Folio, 2019

Jane et Paul sont amants. Amants cachés, car elle est une petite servante, et lui un jeune aristocrate destiné à épouser Emma, de même classe sociale que lui. Jane et Paul « avaient fait des tas de choses ensemble, dans des tas de lieux secrets. ». Mais ce 30 mars 1924, leurs ébats sont exceptionnels : c’est le « dimanche des mères », jour de l’année où les domestiques sont en congé pour la journée. Jane n’ayant pas de mère à voir, puisqu’elle a été abandonnée toute petite, les deux jeunes gens ont une matinée entière pour se voir, sans doute pour la dernière fois : Paul doit se marier deux semaines après. Elle le sait, et tous deux vont en profiter le plus intensément possible. Après quoi Paul va partir retrouver sa fiancée, laissant Jane seule dans la grande demeure familiale, qu’elle va explorer minutieusement dans le plus simple appareil, comme pour y laisser la trace indélébile de son corps.

Roman, anglophone, Graham Swift, Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreDes événements imprévus et dramatiques vont marquer ce dimanche, discrètement annoncés au détour de certaines phrases. Le destin de Jane, devenue naturellement servante après avoir été élevée à l’orphelinat, et qui a découvert les livres dans la bibliothèque de ses maîtres, va changer à partir de là. La lecture des grands auteurs (Joseph Conrad en particulier) et l’écriture littéraire vont être son avenir, jusqu’à un âge avancé. « Née en 1901 – l’année, au moins, devait être exacte –, elle grandirait pour devenir domestique, ce que le premier venu aurait pu prédire. Mais qu’elle devînt écrivain, cela, personne ne l’aurait prédit. Y compris les membres bienveillants de la direction de l’orphelinat qui l’avaient fait naître un premier mai sous le nom de Jane Fairchild. Et sa mère encore moins que quiconque. ».

Graham Swift a l’art de décrire des événements apparemment simples en allant au fond des choses, en posant les questions justes et en esquissant des réponses laissées à la réflexion des lecteurs : sur l’amour, la mort, la société, la littérature, sur les rapports entre réalité et fiction… Et Le dimanche des mères est certes un roman, mais un roman qui, comme dans le théâtre classique, obéit à la règle des trois unités : unités de temps (un seul jour), de lieu (entre deux maisons de maîtres, Beechwood et Upleigh), d’action (le basculement du destin de Jane). Surtout, cette journée unique dans la vie de la petite servante lui a fait franchir des barrières et lui a ouvert un bel avenir.

Jean-Pierre Longre

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06/08/2019

« Rendre justice »

Essai, biographie, histoire, francophone, Charles Bècheras, Gérard Tracol, Gabriel Longueville, Jean-Louis Balsa, François d’Alteroche, éditions Karthala, Jean-Pierre LongreCharles Bècheras, Gérard Tracol, La Force des Pauvres. Gabriel Longueville, prêtre ardéchois, martyr de la foi en Argentine. Préface de Mgr Jean-Louis Balsa, postface de Mgr François d’Alteroche, éditions Karthala, 2019.

De Gabriel Longueville, Mgr Jean-Louis Balsa, évêque de Viviers, écrit qu’« il a découvert et dénoncé, au nom de Jésus-Christ, l’oppression, l’injustice, la dictature, la mort qui tue les petits et les faibles. ». Le livre de Charles Bècheras et Gérard Tracol réussit à montrer comment cette faiblesse peut se transformer en « force », grâce à l’engagement indéfectible de quelques hommes portés par leurs convictions et leur aspiration à la justice pour tous.

Parmi eux, donc, Gabriel Longueville, membre très proche de la famille de Gérard Tracol, dont les auteurs commencent par retracer l’itinéraire, depuis son Ardèche natale jusqu’à la province argentine de La Rioja, après une étape au Mexique. C’est ainsi qu’il passe « du temps de la découverte au temps de la colère ». Découverte d’une religiosité différente de ce qu’il connaissait, découverte de la pauvreté profonde, « problème structurel » dû au « capitalisme en vigueur », découverte de la « théologie de la libération » et du mouvement des « Prêtres pour le Tiers-Monde », « en faveur des exploités », découverte du travail manuel avec les ouvriers en bâtiment (même si les mains de Gabriel étaient déjà habiles à la sculpture, comme le montre l’illustration de couverture)… Et colère contre l’injustice sociale et contre une Église traditionnelle vendue « au capitalisme et à l’autoritarisme d’État ». Une colère qui va se muer en soif d’action, sous la houlette de Mgr Enrique Angelelli, évêque de La Rioja et signataire du « Pacte des catacombes » qui propose « deux motions complémentaires : s’engager à marcher avec les pauvres, adopter un style de vie simple en renonçant à tous les symboles du pouvoir. ». Propositions qui conviennent parfaitement à Gabriel, ainsi qu’au vicaire qui le rejoindra à Chamical en 1974, Carlos de Dios Murias. Mais le contexte politique s’assombrit de plus en plus, le climat devient de plus en plus violent, jusqu’à la prise de pouvoir du général Videla, le 24 mars 1976, et aux dictatures militaires qui se succèdent jusqu’en 1983. Répression, arrestations multiples et arbitraires, torture, assassinats, le tout inspiré par les fascistes et les nazis installés dans le pays, mais aussi par les méthodes expérimentées en Indochine et en Algérie par certains Français, et impulsé et soutenu par les USA et la CIA… Le bilan sera accablant : « 30.000 disparus (desaparecidos), 10.000 fusillés, 9.000 prisonniers politiques, un million d’exilés (pour 32 millions d’habitants) et 500 bébés enlevés aux femmes desaparecidos dans les centres de détention pour être élevés très souvent par des familles de militaires ou des proches du pouvoir. ».

Alors les choses ne traînent pas. Arrêtés le 18 juillet au soir, Gabriel et Carlos seront retrouvés assassinés le 20 juillet, ce qui provoquera « un choc considérable dans la population de Chamical et le diocèse de La Rioja », d’où émane un message intitulé « Gabriel Longueville et Carlos de Dios Murias, martyrs de la Foi ». Quelques jours plus tard, c’est au tour de Wenceslao Pedernera, militant laïque, abattu sous les yeux de sa femme et de ses filles. Puis c’est la mort de leur évêque Enrique Angelelli, au cours de ce que les autorités ont voulu faire passer pour un accident, mais qui est bel et bien un assassinat. Quatre « martyrs » victimes du terrorisme d’État, dont les itinéraires différents se rejoignent dans la révolte contre l’injustice et la misère, et dans la béatification récente qui, non sans résistance de la part de certains idéologues, leur a rendu justice en reconnaissant leur « engagement généreux au service des frères, en particulier les plus faibles et les sans défense. ». 

L’ouvrage est non seulement le récit empathique de l’itinéraire de Gabriel Longueville et de ses compagnons vers la mort, mais c’est aussi un livre qui fixe l’Histoire. Les trois chapitres de « Repères », en particulier, éclairent le lecteur d’une manière décisive sur la « théologie de la libération », sur la situation historique et géopolitique du pays, et sur « l’Église d’Argentine et la dictature ». Beaucoup de documents, au fil du texte et en annexes, donnent corps au récit, et les nombreux extraits de la correspondance de Gabriel (qui, soi dit en passant, ne mâche pas ses mots) sont autant de témoignages probants et émouvants, au même titre que le cahier photographique central. Et parmi les annexes, relevons le texte de la « puissante » œuvre pour chœur que Marcel Godard, qui était un grand ami de Gérard Tracol, composa d’après le psaume 9 en mémoire du martyre de Gabriel Longuevile, et dont voici la fin :

                   « Tu as vu, toi, nos peines et nos pleurs,

                   Tu regardes et Tu nous prends par la main :

                   Le pauvre s’abandonne à Toi,

                   L’orphelin reçoit ton aide.

                   Tu connais, Adonaï, l’attente des pauvres.

                   Tu leur donnes la force du cœur :

                   Tu écoutes pour rendre justice à l’humilié.

                   Que les pauvres cessent de trembler, Adonaï ! ».

Entre l'oeuvre musicale et le témoignage écrit, c'est bien le même esprit qui souffle. 

Jean-Pierre Longre

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https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Longueville

http://www.amismarcelgodard.fr/pages/mediatheque/ecouter....

30/07/2019

« Tu me trouveras »

Roman, Italie, Dario Franceschini, Chantal Moiroud, Gallimard/L’arpenteur, Folio, Jean-Pierre LongreDario Franceschini, Ailleurs, traduit de l’italien par Chantal Moiroud, Gallimard/L’arpenteur, 2017, Folio, 2019

Iacopo Dalla Libera, petit notaire des environs de Mantoue, en apprend de belles : son père mourant, auquel il a succédé dans sa respectable étude, lui révèle qu’il a eu cinquante-deux autres enfants de cinquante-deux femmes différentes : « Cinquante-deux putains, Iacopo. Des femmes libres et merveilleuses. Elles avaient besoin d’argent pour vivre et j’avais besoin d’elles pour donner la vie. ». Tout est dans ces deux adjectifs qui vont peu à peu révéler leur force à Iacopo : « Libres » et « merveilleuses ».

Car il décide d’obéir aux injonctions de son père en menant une enquête, au début de laquelle, à Ferrare, il rencontre Mila, « merveilleuse » jeune femme qui ne lui cache pas son métier, mais lui révèle, justement, ce que c’est que d’être « libre ». Cette enquête lui montre aussi que la vie n’est ni aussi simple ni aussi terne que ce qu’il croyait. « Il y a les histoires secrètes et vraies de quantité de pauvres gens qui ont passé leur vie à se cacher : voleurs, ratés, amants, prêtres défroqués, enfants illégitimes, putains, prisonniers. », lui dit un vieil homme qui conserve les secrets de tous ces braves gens. Et Iacopo apprendra bien d’autres choses à propos de son père (son père, vraiment ?), de sa femme (dont la rigidité quotidienne cache un tempérament de feu), de lui-même, de l’humanité ; il apprendra que la vie du peuple, malgré la pauvreté, est bien plus exaltante que l’existence compassée des petits notables…

Roman, Italie, Dario Franceschini, Chantal Moiroud, Gallimard/L’arpenteur, Folio, Jean-Pierre LongreRoman au ton alerte et sensible, joyeux et grave, Ailleurs est aussi un roman un peu fou, dira-t-on. Oui, un peu fou sans doute, mais au propos duquel on ne peut que donner raison. Mila la jeune prostituée est bien plus « dans la vie » que Iacopo le petit notaire ne l’était jusqu’à ce qu’il la connaisse. « Mais pourquoi donc, s’était maintes fois demandé Iacopo, racontait-il tous les secrets de sa famille à une putain ? Peut-être parce qu’il faisait confiance à Mila comme à personne d’autre auparavant, avait-il songé. Elle était pure intérieurement et Iacopo savait que tout avait changé dans sa vie depuis qu’il l’avait rencontrée. ». La vie cache bien des choses. Mais une fois qu’on s’en est aperçu, au lieu de succomber à un moralisme mortifère, on peut savoir ce qu’est le véritable amour, et se laisser dire : « Si un jour tu veux me voir, tu me trouveras. ».

Jean-Pierre Longre

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Arpenteur

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